samedi 12 mars 2016

Maryse Choisy, par Lucienne Delforge, et réciproquement



Voici un autre témoignage sur Maryse Choisy, dans un livre justement titré Témoignages (éditions de L’Élan, 1950).
Si l'auteur était à l'époque une célébrité internationale, elle est aujourd'hui fortement oubliée, si ce n'est par les historiens de la Collaboration et les biographes de Louis-Ferdinand Céline...
Lucienne Delforge (1909-1987) fut non seulement pianiste (élève de Vincent d'Indy), donnant en quelques années plus de quatre cents récitals à travers le monde, mais aussi conférencière et journaliste, écrivant des centaines d'articles de musique, de littérature et d'art. Elle fut aussi une grande sportive : nageuse, escrimeuse, alpiniste, capitaine de basket-ball... Notons enfin qu'elle fit des études de médecine où elle obtint quatre diplômes (chimie, physique, biologie et bactériologie).
Durant un an, en 1935-1936, elle est la maîtresse de Louis-Ferdinand Céline. Il existe quelques lettres, particulièrement émouvantes, de ce dernier à la jeune pianiste, dans lesquelles Céline l'appelle « petite fée du cristal des airs » (voir Louis-Ferdinand Céline, Lettres, Gallimard, 2009 et Lettres à des amies, in Cahiers Céline n°5, Gallimard, 1979).

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, elle collabore à la presse vichyssoise, donne quelques concerts à la Deutsches Haus, participe à la propagande, notamment  par des conférences, par exemple celle sur « Wagner et la France », le 21 mai 1943, sous l'égide de la Société d'études germaniques... Elle rédige même pour le maréchal Pétain un rapport sur la place de la musique française dans l'Europe nouvelle.
A la Libération, Lucienne doit s'exiler au château de Sigmaringen, où elle retrouve Louis-Ferdinand. Elle y donne quelques concerts. A l'un d'eux, Lucien Rebatet fait scandale, en déclarant que Lucienne Delforge est une « pianiste musclée » qui « écrase dièses et bémols d'une poigne de boxeur ».
Autre anecdote : toujours aussi sportive, Lucienne aurait voulu entraîner, dans l'une de ses excursions en montagne, Lucette, la femme de Louis-Ferdinand, mais celui-ci ne l'aurait pas autorisée, craignant de voir sa femme précipitée dans un ravin par son ancienne maîtresse, qu'il croit jalouse...
Elle échappe à l'épuration, et Céline le signale, à sa manière, dans une lettre à Albert Paraz le 9 novembre 1948 : « Lucienne Delforge la pianiste, ô combien vendue ! et enculée — et donneuse se porte au mieux à Paris »...

Avant de découvrir le portrait de Maryse par Lucienne, lisons celui que Maryse fit de la pianiste dans Le Matin du 30 mai 1941 :

Du mysticisme dans les yeux, du sport plein les muscles, telle est la jeune pianiste de 26 ans qui symbolise le mieux la Française 1941.
Naturellement elle est née à Paris, synthèse de tous les terroirs. Lucienne Delforge est ainsi la synthèse de tous les types de femme que nous admirons. Mère de famille, quatre diplômes de médecine, capitaine de l'équipe mixte de basket-ball du Tennis-Club de France, championne de cross-country et d'auto, alpiniste, voyageuse et du style dans l'écriture. Et j'ai certainement oublié encore quelque violon d'Ingres.
Cette pianiste de classe internationale a fait le tour du monde. Ses concerts remportèrent un vif succès à Amsterdam, Budapest, Copenhague, Genève, Helsinki, Londres, Milan, New-York, Montréal, Oslo, Stockholm, Vienne.
Il ne reste plus à Paris que de la découvrir à son tour. Elle n'a donné dans son propre pays qu'un seul récital il y a deux ans, jour pour jour.
Nous la réentendrons avec joie ce soir salle Gaveau. Car l'universalité des dons sert surtout à donner plus de profondeur à son propre talent spécialisé. Sa grande culture, son mysticisme, la maîtrise qui vient du sport, donnent un sens plus humain et plus surhumain au jeu d'une technique si sûre de Lucienne Delforge.


Et voici enfin les pages (87-92) de Témoignages que Lucette consacre à Maryse :


 MARYSE CHOISY


   Le hasard, ou le destin, ou la Providence m'ont toujours favorisée, en me permettant de rencontrer, sur ma route, des individualités vraiment hors du commun, de celles qui laissent, dans la mémoire et dans le cœur, des traces profondes, de durables empreintes.
   Mais, en pensant à Maryse Choisy, je constate qu'à une ou deux exceptions près, je n'ai pas rencontré de femmes dont le comportement moral, intellectuel ou social, épisodique ou habituel, ait le même aspect inattendu, la même valeur d'enseignement, la même rigueur d’expérience humaine, le même appareil de moyens évidents, la même puissance de suggestion et d’impression. C’est, sans doute, que les femmes, plus dociles, plus diplomates devant les nécessités de l’existence, plus souples et plus malléables, plus directement reliées à la réalité immédiate ou, simplement, plus raisonnables et raisonnées, savent  mieux plier et se plier, tiennent davantage du roseau que du chêne et, plastiques avant tout, épousent plus exactement les contours de la vie, se colorent plus facilement de la couleur du temps. En un mot, qu’elles sont plus quotidiennes, au sens que prêtait à ce mot Jules Laforgue. Leurs armes, pour lutter dans le courant violent des jours, sont enveloppées, camouflées, déguisées, peintes en trompe-l'œil. Elles n'en sont, à mon sens, que plus solides et plus sûres que celles des hommes. Mais elles ne font pas éclater les cadres sous leurs coups. C’est plutôt un travail de sape intelligent et instinctif, continu et fluent, lent et pénétrant, alors que les hommes, incapables de longue patience contre eux-mêmes et les autres, se dressent, se cabrent et s’affirment par une impérieuse loi d’orgueil inné.
   Cependant, de ces deux exceptions que j'ai dites, Maryse Choisy est la première et la plus nettement dessinée. J’ai commencé par ne connaître d’elle que sa réputation. Elle était assez surprenante. Elle s’exprimait, en effet, sans ambages. Ou tout bien, ou tout mal. Elle était pire, ou meilleure qu'une autre. Je n'avais encore rien lu qu'elle ait signé que, déjà, elle m'apparaissait telle que je la connaîtrais.
   Il est utile de noter que la première œuvre de Maryse Choisy où je l’ai découverte littérairement, ce fut dans une vieille collection du Merle, où je fis connaissance, naguère, de la littérature contemporaine. Dans cet extraordinaire périodique, qui manque aujourd'hui à notre plaisir, Maryse Choisy a publié une série d' « interviews imaginaires », qui précédaient celles d’André Gide et qui, je crois bien, n’ont jamais été réunies en volume. C’était une promenade nocturne au milieu des livres et des hommes et, comme Maryse a toujours eu le sens le plus aigu de l'actualité des titres, elle avait orné ces fausses confidences d’un titre essentiellement « accrocheur ». Cela, si je ne me trompe, rappelant les immortelles Une heure avec… de Frédéric Lefèvre, s’intitulait : L'heure avec... Et je n'ai oublié ni celle avec Jean Cocteau, ni celle avec Montherlant, ni celle avec Valéry. En deux cents lignes, Maryse analysait les premiers d'aujourd'hui et quelques autres, les mettait à nu, révélant leurs tics, leurs tares, leurs manies et leurs vertus avec une  magnifique impudeur. C'était, déjà, de la psychanalyse et, encore, de la philosophie. Si l’on publiait ces études aujourd’hui, on en comprendrait toute l’exactitude et toute la valeur démonstrative.
   Puis, comme tout le monde, j'ai lu ses livres à succès de scandale ou de vente et l'un va rarement sans l’autre. Je laisse d'en parler à de plus qualifiés qu'une musicienne.
   Ensuite, ce fut son écriture. L'écriture de Maryse est vraiment caractéristique. Elle s’apparente à celle de Pierre Louÿs. L’une et l’autre ont cet aspect fleuri, ces contours dessinés, où dominent les lys. Elles sont infiniment gracieuses, parcourues d'air, ouvertes à tous les souffles de l'inspiration, arrondies par la joie. D'une élégance raffinée, hautes et larges, uniquement déliées, elles sont voluptueuses et fraîches. Écritures d’artistes et d’artistes profonds, qui vivent et ne vivent que pour les nécessités de l’art. Mais la plus féminine est celle de Pierre Louÿs. Car l'écriture de Maryse est moins appliquée, plus rapide, plus élancée, plus forte. Elle a des emportements et des colères, des expressions viriles, des lignes plus vives, plus nettes, plus dures. Elle griffe le papier plus qu’elle ne le caresse. Elle dévore la page blanche et ne laisse rien au hasard, pas plus qu’à l’inutilité. Elle attaque et possède cette virginité que sa blancheur défend. Elle s'affirme, s'impose, éclate et ne retombe pas. Elle a l'éloquence et, parfois, la grandiloquence. Elle monte sans effort et marque comme un sceau. C'est une écriture d'homme aux instincts de femme. Mais, surtout, elle est traversée d’un immense, d’un intense et irrésistible besoin de lumière. Elle est, tout entière, Maryse.
   Enfin, j’ai fait la connaissance de Maryse Choisy. Et je puis dire que, la sachant déjà comme je le savais, je n’ai pas été déçue. Avec ses cheveux trompeurs, ses yeux d'odalisque, sa voix presque de petite fille ou plutôt d’adolescente en proie à la femme, avec cet art qu’elle a de dire son amitié, son affection, sa tendresse, avec cette apparence de fragilité précieuse qui l’eût fait accepter à l'Hôtel de Rambouillet, avec sa délicatesse nuancée, son sourire séduisant et son besoin d’enthousiasme, Maryse n’est pas une énigme, mais un questionnaire.
   Individualiste irréductible et toute emplie d’un vœu d'altruisme, les êtres qui l'approchent et l'entourent sont ses victimes heureuses. Elle ressemble à un scalpel qui serait un éventail.
   Femme de lettres, elle connaît, de son métier, les nécessités, les lois, les disciplines et n'en néglige aucune. Artisan, ouvrier de l'écriture et de l'imprimé, elle n'abdique rien de ses obligations professionnelles. Elle mène sa carrière avec une rigueur et une science, avec une continuité dans l'effort qui tiennent de la fourmi et du rouleau compresseur. Elle se glisse, sinueuse, presque trop modeste, presque trop inaperçue, puis s'impose, s'affirme et prend toute la place. Elle convainc par la grâce, conquiert par la force et domine par la volonté. C'est un admirable spectacle.
   Journaliste, chroniqueur, essayiste, romancière, directrice de revues, animatrice d'individus ou de groupes, toujours en avance d'une idée et à l'avant des idées, ardente, impétueuse, violente au fond d'elle-même, lisse et suave à l'extérieur, avec un prodigieux besoin de sympathie et une indifférence superlative malgré tout, un détachement de toutes contingences et un attachement véhément à toutes les réalités, Maryse Choisy est une femme comme je n'en connais point d'autre.
   Je ne parlerai pas du poète, car ses poèmes parlent pour elle. Mais il faut que je dise ce qui fait sa grandeur.
   Bourrée de réactions féminines et les plus aiguës, les plus acerbes, les plus dures, son cerveau d'homme la guide, la conduit, la dirige et l'affirme. En proie sans cesse aux complexités d'un tempérament double, elle a les pieds dans la terre et la tête au ciel. Elle semble vaporeuse, éthérée, sans consistance, mais elle est charnelle, réaliste, matérielle, efficace. Elle a parcouru un cycle très déterminé. Elle a connu, successivement, les hommes, puis l'homme, puis l'âme, puis Dieu. Elle est allée de tous les signes moins à tous les signes plus. Elle a parcouru toutes les routes où sa dualité l'entraînait. Elle a violenté son corps et son âme. Elle s'est arrêtée à tous les havres et les a tous quittés, pour atteindre au seul qui vaille et demeure intact. Cerveau philosophique et lyrique, tête bien faite, elle a suivi tous les chemins de la connaissance humaine et ne les a abandonnés qu'au seuil de la Connaissance divine. Elle est morte vingt fois et vingt fois ressuscitée.
   Et, pour mieux connaître, plus exactement, plus intimement, plus totalement une seule chose, la seule chose qui importe, elle a tout connu. Avide de toutes les lumières elle a atteint la Lumière. Curieuse de toutes les grâces, elle a reçu la Grâce. Elle a combattu jusqu'à la victoire d'elle-même sur elle-même. Elle a triomphé. Elle a gagné sa vie.
   Et cette irrésistible soif de clarté, qui s'exprime dans toute son œuvre par ses idées comme par son style, l'a plongée dans la lumière, la seule Lumière.
 


jeudi 10 mars 2016

« Féminité et psychologie », 1954



Voici l'article que Maryse Choisy proposa pour l'ouvrage collectif Conscience de la féminité, paru en juin 1954.
Remarquons qu'il reprend plusieurs passages de son livre Le Scandale de l'amour, paru en février de la même année (notamment tout le chapitre VII, « Le mythe des âmes sœurs ou des rapports homme-femme »). Ces passages sont eux-mêmes issus de son article « Phallocratie » paru dans sa revue Psyché n°32, juin 1949 (pp.450-490).

FÉMINITÉ ET PSYCHOLOGIE

   Dès que nous tentons d'isoler méthodiquement le phénomène de la féminité, un paradoxe nous guette. Le monde composé d'hommes et de femmes, vit d'après une norme masculine.
   Il est faux de parler à l'heure actuelle des grands succès de la femme sous prétexte qu'elle vote. Au contraire, nous évoluons sans doute dans le siècle le plus masculin connu jusqu'à ce jour, puisque l'impérialisme masculin a envahi la pensée des femmes elles-mêmes. Si une femme pense, elle pense « viril », parce qu'avant qu'elle eût commencé à se mêler aux activités intellectuelles, l'homme avait déjà établi le moule où devait se structurer toute idée. Sorti triomphant des guerres de la Renaissance, sûr de sa force, il s'estimait infaillible, — et il l'était peut-être dans certains domaines limités.
   De même que les armées victorieuses de Louis XIV portèrent partout Racine et Molière (indépendamment de leur valeur littéraire), ainsi l'homme, profiteur de la vitesse acquise dans la violence, mais aussi de l'amour, qui dans la mesure où il était plus passionné chez la femme, la soumettait davantage, l'homme imposa un monde de métal, de technique, d'abstraction et de logique à dimension unique. Même la définition de la féminité est une définition masculine. Ainsi pourrait-on soutenir que plus une femme se croit femme selon les normes traditionnelles et moins elle l'est.
   Dans ce vingtième siècle qui a vu Einstein s'installer avec la relativité dans les sciences dites exactes, Freud accorder une primauté à l'irrationnel dans le psychique, Louis de Broglie après avoir travaillé pendant vingt ans sur les hypothèses de Bohr et d'Heysenberg se demander soudain si les physiciens modernes n'avaient pas fait fausse route, toutes les valeurs sont repensées. Et alors on s'aperçoit que la définition de la féminité nous glisse entre les doigts.
   La psychologie a souvent appuyé ses observations sur la biologie, l'anatomie et la physiologie. Mais si je me tourne vers les animaux, j'observe qu'être femme, en dehors des heures d'amour et de maternité n'a aucun sens. La tigresse attaque avec la même verve griffue que le tigre. Aux moments neutres où elle ne dégage aucune odeur intéressante, le mâle n'hésite pas à se battre avec elle. Alverdes, qui a beaucoup étudié les anthropoïdes, mentionne que dans certaines collectivités de gorilles, le rôle de chef est parfois tenu par une guenon.
   Pour peu que nous nous adressions à l'endocrinologie, la distinction masculin-féminin se hérisse de nouveaux problèmes et nous sommes obligés de réviser nos conceptions sur la fixité des traits sexuels. L'excès d'hormones du même sexe provoque quelquefois l'apparition des caractères du sexe opposé. Si on injecte un extrait de folliculine à un mâle, on devrait s'attendre à une diminution de ses qualités viriles. Mais souvent le comportement masculin au contraire s'accentue en même temps qu'apparaissent des éléments féminins. En général l'excès d'hormones tend à produire la bisexualité. Le déclenchement dans un sens ou dans l'autre dépend de l'objet extérieur.
   Et alors nous nous apercevons que la conduite est dès le début influencée par le milieu. On s'est demandé s'il existait vraiment des impératifs biologiques sûrs dans ce domaine, quel droit Freud, par exemple, avait à prétendre que l'anatomie fût le destin, et si ce qu'on avait pris jusqu'ici pour des critères physiologiques n'étaient pas des interprétations culturelles brodées sur quelques phénomènes organiques, du reste mal connus encore.
   Aux États-Unis, l'école dite « culturaliste », donne la primauté à la culture sur la nature. Margaret Mead qui a étudié trois sociétés primitives avec tout l'impressionnant appareil statistique des anthropologues américains, estime que les attitudes et les croyances qui plongent leurs racines dans l'inconscient sont plus contraignantes que les lois. La soumission cultivée chez la femme depuis son enfance a plus d'effet que le code civil. Margaret Mead dénonce « le complot culturel derrière les relations humaines ». Ainsi chez les Arapesh de la Nouvelle-Guinée, tous, hommes et femmes, sont doux et féminins. Chez les Mundugumor, tous, hommes et femmes, sont agressifs et masculins. Chez les Tchambuli, les femmes ont un comportement masculin. Elles gagnent la vie du couple et demandent les hommes en mariage. Les hommes font des ouvrages de dames et sont timides comme une fillette de 1830.
   Agressivité, courage, activité, passivité, tendresse que nous sommes habitués à ranger parmi les vertus viriles ou féminines, apparaissent aussi interchangeables que coutumes et costumes. Le conditionnement social a le pas sur l'hérédité, la race, le sexe, l'alimentation et même le climat.
   Que nous considérions la biologie ou l'anthropologie, nous devrons avouer qu'hommes et femmes sont plus riches que nous n'osions les rêver. Les enfants donneront toujours raison et tort à tous les éducateurs.
   Ainsi au cours de cette époque de transition qui est la nôtre, la femme oscille. En elle sommeillent les deux tendances. Elle peut donner le coup de pouce qui favorisera le masculin ou le féminin. Le drame n'est pas d'être trop homme ou trop femme. Le drame est dans l'embarras du choix.
   Choisir, c'est tuer tout ce qu'on n'a pas choisi. Que tuer ? Que porter à la vie ? Psychologiquement la femme se sent infiniment plastique. Elle est ouverte à tous les possibles. Seulement elle ignore ce qu'on exige d'elle. Elle est en équilibre instable entre deux idéologies. Elle commence à se soupçonner différente de sa mythologie et cependant elle n'ose pas encore s'éloigner du modèle féminin tracé par l'homme. Souvent celles qui réussissent leur vie sont celles qui paraissent par rapport aux normes conservatrices le moins féminines.
   Nous sommes ici au cœur du paradoxe. Chaque jour nous le déchiffrons dans les névroses des femmes qui doivent adapter leur psyché aux normes culturelles de la société à sens unique imposée par les hommes, élaborée par l'Europe occidentale depuis la Renaissance. On leur demande au bureau, à l'université, de participer à la pensée matérialiste, à la rigueur mathématique, aux techniques d'airain développées le long d'une ligne d'évolution purement masculine. Mais au foyer, le soir, on les veut passives et intuitives, comme si elles n'avaient pas accompli les mêmes huit heures (ou plus) de travail sans imagination.
   Il me paraît insuffisant d'étudier la psychologie de la féminité dans une perspective individuelle. Les données culturelles elles-mêmes sont inscrites dans les mœurs et les traditions. Le problème se pose ici jusqu'à un certain point dans les mêmes termes que le problème racial. On pourrait, je crois, caractériser notre époque par cette formule : la claustrophobie de la chair. On la décèle chez l'enfant, chez les hommes de couleur autant que chez la femme.
   L'individu a pris conscience de ses barrières biologiques. Il refuse une discrimination basée sur l'anatomie, l'hérédité ou la physiologie. Il n'admet plus qu'une hiérarchie de mérite.
   De toute façon l'évolution qui se dessine est lente. Il faut tâcher de voir ce mouvement dans la durée. Nous sommes aujourd'hui au stade de la révolte. Mais quand le temps du ressentiment sera échu, peut-on espérer le temps de l'acceptation ?
   Le psychologue essaie de dépasser l'anatomie et la couleur de la peau pour adapter l'individu à sa fonction dans le groupe.
   Au premier abord c'est Adler avec son intégration du social et sa recherche du style de vie par rapport à un groupe donné, qui serre le plus près les besoins psychiques de la femme moderne.
   Mais nous aboutissons là à une solution purement existentielle, qui néglige à dessein la dynamique de la féminité. Sans doute par définition le psychologue ignore-t-il l'essence. Existe-t-il une métaphysique du masculin et du féminin ? Il ne nous appartient pas d'en discuter. Si toutefois nous voulons trouver une définition de la féminité qui tienne compte des motivations les plus profondes, nous devons nous pencher sur les mythes qui ont nourri pendant des millénaires notre inconscient collectif.

   Encore faudra-t-il, pour ne pas tomber dans l'anarchie et le scepticisme de l'école culturaliste américaine, que nous nous limitions à un lieu et à une civilisation donnés. Ce qui est vrai pour les Mundugumors ne le sera pas pour les Hindous des Himalayas. Quelles sont par exemple les traditions de la féminité pour une Européenne catholique ?
   Peut-être Jung approche-t-il davantage ici de la réalité intérieure. Ses archétypes représentent une tendance permanente de l'imagination affective. On connaît sa conception de l'animus et de l'anima.
   L'animus
est la masculinité inconsciente de la femme. Ce psychisme autonome crée une mentalité agressive et empêche souvent l'évolution de la femme dans sa voie naturelle. Pourtant, c'est le lien qui unit la femme au monde de l'esprit. Sans sa composante masculine, pense Jung, elle ne serait qu'une femelle inerte. L'animus la pousse à devenir consciente. Jung voit dans l'animus l'un des grands problèmes de la femme moderne.
   Au cours d'un traitement analytique réussi, l'animus se transforme. Son aspect inquiétant et destructeur se mue en élément positif et créateur. Il devient le guide intérieur. En amour l'animus est projeté sur l'homme élu. Jung admet toutefois que l'imago du père ou du frère peut contribuer à renforcer l'apport de l'inconscient collectif.
   L'anima
est au pôle opposé de la masculinité consciente de l'homme : c'est sa féminité inconsciente. Elle incarne l'émotivité de l'homme. L'équilibre du psychisme entier dépend de la répartition harmonieuse des éléments masculins et féminins. Au stade inconscient l'anima crée des caprices qui s'opposent aux intentions conscientes. Mais elle est aussi la muse du poète, l'inspiratrice de l'artiste. C'est l'élément irrationnel qui permet à l'homme d'évoluer. L'anima doit devenir consciente et s'intégrer au cours d'une analyse réussie. L'homme la projette sur la femme aimée.
   A la limite cette notion jungienne traduit sur le plan psychique la bisexualité des biologistes et le conflit entre les sexes sur lequel les Freudiens ont mis l'accent.
   Quand la petite fille remarque qu'il lui manque quelque chose que possède son frère, dit Freud, elle se sent victime d'une injustice. Elle est frustrée. Elle est secrètement jalouse. L'épouse qui envie le principe viril ne saura cultiver ni la masculinité de ses fils, ni la féminité de ses filles. Elle mettra des culottes à pont aux garçons. Elle dira à ses filles que les hommes sont égoïstes. Toute la structure familiale sera déviée quand la femme n'est pas totalement femme, quand le mari n'est pas totalement homme.
   Mais beaucoup d'élèves de Freud, et notamment Karen Horney, ont montré qu'à l'envie d'être comme son frère chez la petite fille correspond chez l'homme le désir d'enfanter. Et il est un point en tout cas sur lequel tous les psychanalystes seront d'accord, c'est qu'au cours du traitement, chez les hommes comme chez les femmes, une des dernières difficultés à liquider, est l'intense jalousie — on peut même parler de rivalité — qu'un sexe éprouve vis-à-vis de l'autre.
   Aussi les Freudiens pourraient-ils rétorquer avec raison aux Jungiens que l'animus et l'anima ne sont pas des archétypes proprement dits, mais simplement une hypostase psychologique du désir inconscient chez la petite fille d'être comme son frère et chez le petit garçon de mettre au monde des enfants comme la mère. L'animus et l'anima ne seraient donc en fin de compte que le refus d'accepter la fonction de femme ou d'homme.
   Tout de même Jung n'a rien inventé ici. Les notions d'animus et d'anima traînent dans la Gnose et dans toutes les traditions ésotériques. Jung n'a fait que constater la régulation psychologique, le dynamisme de leurs images pulsionnelles et leur rôle dans la constante du comportement.
   La psychologie des profondeurs doit toujours rester attentive devant le matériel puisé dans les mythes. Les initiations antiques sont des prises de conscience concrètes de certains éléments de l'inconscient collectif.
   Mais si on fouille davantage dans les grimoires de la littérature occulte, on s'aperçoit alors que ce concept de l'âme masculine chez la femme et de l'âme féminine chez l'homme est lui-même une déviation — une inversion pourrait-on dire — d'un mythe alchimique infiniment plus ancien : le mariage de l'esprit et de la matière symbolisé par Ouranos et Gêa (le ciel qui fertilise la terre) par le sauveur qui s'incarne dans la terre noire vierge, par la notion indienne de Pouroucha (le spectateur qui anime) et de Prakriti (la nature), par l'homme et par la femme enfin dans la situation amoureuse.
   On retrouve l'écho de cet héritage culturel dans une étude moderne comme celle du R.P. Ong s. j (1) par exemple, où toute la valeur est mise sur un christianisme sexué. En considérant Marie comme « l'exaltation du principe matériel et passif de l'existence humaine », il rappelle la remarque de Newman : les hérésies qui s'attaquent à Marie doivent vraisemblablement se consommer en affirmant que la matière est mauvaise.
   Les symbolismes de Dante et de Béatrice, écrit le P. Ong (p. 156) « ne doivent pas obscurcir les conceptions encore valables liées aux vieux cultes de la terre et se retrouvant dans l’Écriture elle-même : c'est la conception qui voit dans la femme le contraire de l'abstrait, le symbole du corps plutôt que celui de l'esprit ; la nature humaine (c'est-à-dire nous tous et pas seulement la femme) sous son aspect matériel et passif... capable de toutes les adaptations — comme la matière elle-même... — et pourtant quand elle s'adapte c'est de cette façon aimable qui lui est propre et avec une telle souplesse qu'elle devient par là celle qui oppose la résistance la plus efficace à tout changement dans ce milieu même où elle vit. Bien des hommes ont entrepris d'imposer leur autorité à une femme et avec succès ; mais ils n'en ont jamais fait ce qu'ils se proposaient d'en faire et ne s'en sont jamais tirés sans avoir eux-mêmes à changer... »
   Toutefois quand le P. Ong observe que (p. 155) « Les relations entre la femme et le monde de l'idéal existent surtout en fonction d'une mentalité d'homme. C'est Dante et non Béatrice qui a écrit le poème », on comprend brusquement comment est née l'inversion âme-masculine-dans-un-corps-féminin et âme-féminine-dans-un-corps-masculin.
   En tant que catholique je ne vois aucun inconvénient au fait que la féminité soit engagée dans la matière, puisque la matière est bonne, puisque la matière a été exaltée par l'Incarnation. Pour une Freudienne, il est naturel d'accepter la notion de la femme-matière passive infiniment plastique et de l'homme informant et spiritualisant la matière. C'est là une situation d'amour, la situation essentielle du couple.
   Mais si j'étends cette érotisation aux rapports sociaux, si je l'étends au plan des symboles, force m'est de conclure que c'est Béatrice le fécondateur et Dante le fécondé et donc le féminin. La clinique ne fera que confirmer cette observation. Le métier de poète et d'artiste est par essence un métier de mère qui porte un enfant. Le fécondateur, l'homme est celui qui l'inspire d'un mot, d'un geste, d'une attitude. Le « Je prends mon bien où je le trouve » de Molière est un mot de femme qui attend le choc du monde extérieur pour être elle-même. Il y a de la féminité chez Racine, chez Musset, même chez Goethe, même chez Shakespeare. Et que d'homosexuels, depuis Verlaine à Gide dans les milieux littéraires.
   C'est là où on a l'impression que l'homme, aussi jaloux de la capacité d'enfanter de la femme que la femme l'est de sa puissance virile, a quelque peu triché avec sa propre logique.
   Au lieu d'admettre que sa faculté créatrice dans le domaine culturel fût une surcompensation à son envie d'enfanter, et se manifestât par là comme un trait féminin, il renversa la notion alchimique première calquée sur une situation amoureuse et aboutit à la doctrine jungienne de l'animus-anima. Quand la femme crée, elle est homme. Tout ce qui est bien est masculin.
   De même la théorie de la bisexualité a servi à Freud pour escamoter avec galanterie le mépris où il tenait la féminité.
   « Chaque fois, écrit-il, qu'une comparaison fut faite qui semblait défavorable à leur sexe, les dames pouvaient exprimer le soupçon que nous, analystes, hommes, n'avions pu dépasser certains préjugés profondément enracinés contre le féminin et que notre observation souffrait d'un manque d'objectivité. D'autre part en nous basant sur la théorie de la bisexualité il nous était facile d'éviter l'impolitesse. Nous n'avions qu'à dire : « ceci ne s'applique pas à vous. Vous êtes une exception. Dans ce cas vous êtes plus masculine que féminine. » (2)
   Ne reconnaissez-vous pas dans ce courtois : « Vous êtes une exception », le traditionnel « Vous ne ressemblez pas à un Juif » de l'antisémite ?
   Ainsi, que nous cherchions aux sources mythiques, dans la psychologie freudienne ou dans la théorie jungienne de l'animus-anima qui paraît plus spiritualiste, mais qui ne l'est guère, nous trouverons toujours la même définition de la féminité dans la situation sexuelle du couple : passivité, plasticité de la matière en attente de celui qui l'informera, la fécondera, la spiritualisera, don de sa matière dans la maternité, destruction d'elle-même, amour total.
   La femme est bâtie pour être oblation offerte aux autres. L'homme tient ses droits de l'amour même de la femme. Mais dans une civilisation purement masculine, l'amour se trouve dévalorisé comme une faiblesse. Le couple est à la base de toutes les nobles réalisations culturelles : les rapports mystiques avec Dieu, les chefs d'œuvres de l'art et, dans une certaine mesure l'équipe scientifique elle-même. Chaque fois qu'il y a création, il y a symbolisme de l'enfantement et il y a couple. Il faut bien que dans le couple quelqu'un se sacrifie pour nourrir de sa propre chair l'enfant qui naîtra. L'honneur de souffrir semble dévolu à la femme. Elle n'est totalement elle-même que dans ce rapport affectif.
   On voit maintenant le conflit qui s'est installé entre l'archétype de la féminité (au moins dans l'Occident catholique) et le monde d'hommes actuels, où les tendances psychologiques de dépasser le biologique en faveur du social exigent que les rapports humains perdent leur érotisation.
   On peut concevoir évidemment un modus vivendi où la femme serait très féminine avec l'être aimé et asexuée ou même masculine dans sa vie professionnelle. C'est l'idéal auquel tendent les meilleures de nos contemporaines, et que très peu arrivent à atteindre. C'est une vue théorique difficile à adapter à la réalité quotidienne.
   D'abord la clinique psychanalytique nous a enseigné que le rapport affectif est le rapport par excellence envers l'autre. La conduite est une expression globale de la personne. Il est malaisé de la scinder brutalement.
   Mais surtout la femme est plus orientée vers l'autre que l'homme. Même en notre siècle de fourmis travailleuses, d'ambitions et de carrières brillamment réussies, l'amour reste pour la femme la grande affaire de sa vie. Le mot de Madame de Staël est aussi vrai aujourd'hui qu'au siècle dernier : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur. » Et encore Madame de Staël passait pour masculine. Je connais beaucoup de jeunes femmes aux métiers triomphants dont on imagine qu'elles sont les reines de Paris et qui ont pleuré sur mon épaule un chagrin d'amour. Je connais beaucoup moins d'hommes dans cette situation.
   D'autre part la femme ne peut vivre totalement son archétype de la féminité dans la société uniquement masculine de nos jours. A moins d'être une sainte, elle mourrait dans cette dure compétition. Le monde actuel n'est pas prêt encore pour des conduites oblatives. Le problème ici dépasse la psychologie de la féminité. Bien sûr, la douleur ne saurait être un but. Mais elle est parfois le plus court chemin à la Joie de la création. Encore faut-il que le dialogue soit possible.
   Je pourrais dire ici ce que j'ai écrit jadis de Gandhi. Tout le dynamisme de la doctrine de la non-violence vient de ce qu'elle réussit à liquider totalement le sentiment de culpabilité chez le non-violent, tandis qu'elle actualise simultanément dans la même proportion la culpabilité chez l'adversaire. Cette mauvaise conscience de l'autre le rend plus vulnérable. Dans la mesure toutefois où le non-violent agit par amour, non seulement il a porté la culpabilité de l'autre à sa conscience, mais il la lui a fait accepter. Car au moment où elle se découvre, elle se sent déjà pardonnée par le non-violent. Dans ce dialogue il y a donc un triple mouvement dialectique de réactions contraires. Le non-violent s'exalte. Le violent s'attendrit. Et le non-violent l'élève avec lui. Mais s'il veut réussir, le non-violent doit trouver une résonance à son sacrifice dans la collectivité.
   Ainsi la femme ne peut se réaliser que dans une société qui reflètera l'image du couple et où la psychologie féminine sera représentée au même degré que la psychologie masculine. Il ne s'agit ni de patriarcat ni de matriarcat, mais d'une société fondée sur le couple, d'une société féconde et créatrice. Peut-être sera-ce la société de demain ? Peut-être qu'au sommet de la puissance virile germera et jaillira le principe féminin ?
   Peut-on s'évader des normes biologiques, culturelles et archétypiques à la fois ? Pouvons-nous diriger notre liberté ?
   Dans ce cas le choix se présentera entre l'uniformisation et la complémentarité. L'uniformisation est une impasse où le phylum humain s'évanouirait. Si nous voulons dépasser les limitations biologiques et culturelles dans une unification finale vers l'ultra-humain, il nous faut insister au contraire sur une surconcentration individuelle. Dans le couple, plus deux êtres s'aiment et plus ils développent leurs qualités de personne pour plaire à l'autre. On ne saurait donc imaginer pour l'humanité future qu'une intégration de complémentarités en ce que le R.P. Teilhard de Chardin a nommé une dyade affective.
   Allons-nous au milieu des lois de tungstène et d'airain et de logique à dimension unique trouver une place pour l'intuitif, l'irrationnel et l'amoureux ? Allons-nous vraiment spiritualiser le cœur de la matière dans la société unitive de demain ?
   Ou bien uniformiserons-nous hommes et femmes dans une termitière sans dépassement ?
   On peut également concevoir des complémentarités différentes et qui varient avec chaque cas d'espèce.
   Enfin, si nous nous adressons aux traditions archétypiques la notion de la femme matière passive et de l'homme informant, fécondant, spiritualisant, ou bien encore la doctrine de l'animus-anima ne sont pas les seuls mythes. La situation classique Dante-Béatrice a exercé un pouvoir non moins important sur l'imagination affective. Ici (contrairement au retournement quelque peu paradoxal que j'ai esquissé plus haut en partant de la position conservatrice du P. Ong) Dante est bien l'homme, le créateur, et Béatrice la femme, l'inspiratrice, l'idéal intouchable et possède les qualités essentiellement féminines de dévouement, d'abnégation. Ce mythe a, lui aussi, sa base culturelle et même, comme je l'ai montré ailleurs, sa base biologique.
   Le monde animal nous enseigne que le mâle entre en rut seulement après avoir perçu l'odeur de la femelle. Ce fait semble admis aujourd'hui par la plupart des zoologues. C'est sur lui que je base mon hypothèse.
   Ainsi par rapport à l'activité mâle, la sexualité de la femelle joue le rôle inducteur. Aux chasses mensuelles, semestrielles, ou annuelles, semble correspondre quelque rythme cosmique. Mais c'est la femme qui l'incarne et le transmet la première. Le rut du mâle est une réponse à une stimulation. Réponse quelquefois agressive, et nous savons que, de part et d'autre, elle implique le sacrifice. Pour enfanter, les deux partenaires doivent risquer la mort. Le même danger se présente sur le plan de l'action et sur le plan des idées. Toute œuvre, toute création sont des enfants faits avec la substance de l'homme ET de la femme. Il ne s'agit pas d'image de rhétorique. C'est toute la sublimation qui est en jeu. A la limite cette loi s'applique même au monde surnaturel. Chaque fois qu'un mystique s'unit à Dieu il faut que l'homme meure dans l'homme. Mais pour créer la vie éternelle, Dieu aussi se sacrifie et Jésus meurt sur la Croix.
   La femme en contact direct avec les rythmes cosmiques, est avant tout une inspiratrice.
   Les poètes, sans doute à cause de leur caractère androgyne, eurent ici une intuition plus juste que les psychologues. Dante et Goethe ont saisi « l'éternel féminin ». Béatrice représente cette sublimation du rôle inducteur joué par la femme dans la sexualité. Les Muses aussi sont femmes. Il serait vain de nier leur pouvoir civilisateur dans la croissance de l'humanité. Si Freud a pu écrire que les femmes sont moins capables de sublimation et de culture, c'est parce qu'il n'a pas médité dans un pays où depuis la ruelle littéraire de la marquise de Rambouillet et des Précieuses qui ont policé notre langue jusqu'au salon de Madame Récamier, les maîtresses de maison ont toujours joué les Diotimes pour nos Socrates et ont su découvrir nos génies. Une nation n'a de rayonnement intellectuel que si elle possède des salons et pour les salons il faut une inspiratrice. La civilisation française est peut-être la seule qui ait uni les normes masculines et les normes féminines, parce que, bien que d'autres peuples aient eu le couple pour cellule initiale, elle est la seule qui ait eu le temps de s'épanouir avant la Renaissance. La préfigure de Marie se trouve déjà dans la Vierge-qui-doit-enfanter, adorée par les Gaulois à Carnutum (Chartres). N'oublions pas que la plus grande époque réflexive et artistique de la France n'est pas le siècle de Louis XIV, comme on l'imagine trop souvent, mais le temps des cathédrales. Dès le serment de Strasbourg, la France avait établi sa constante nationale. Les mères chez nous dégénèrent quelquefois en « genitrix » castratrices et c'est la caricature d'une vertu. S. Louis n'entrait pas dans le lit de son épouse sans la permission de Blanche de Castille. On ne saurait écrire la biographie d'un grand homme français sans parler des femmes qui l'ont inspiré. Même Napoléon n'échappe pas à cette règle. Et il dit à Madame Laetitia : « Vivez longtemps. Après votre mort je n'aurai que des inférieurs ».
   A l'époque particulièrement virile et agressive de la chevalerie une grande dame présidait une cour d'amour et jugeait les procès du cœur. C'est la source de tous les raffinements psychologiques des salons. Laure de Noves ne fut pas l'unique muse du Vaucluse. Enfin n'oublions pas que Jeanne d'Arc n'est pas une figure de matriarcat, mais une vierge très féminine ou, à la rigueur, androgyne comme tous les génies. Peut-être sont-ils des génies précisément à cause de leur intensité passionnelle, de leur riche vie ? Jeanne d'Arc est un exemple pur d'intuition féminine. Elle est inspirée. Elle entend des voix. Elle reconnaît le Dauphin déguisé qu'elle n'a jamais vu. Elle gagne des batailles contre toutes les règles stratégiques établies par des généraux objectifs. L'homme raisonne sur des abstractions. La femme est authentiquement en contact avec la vie directe.
   Après la Renaissance, l'homme gagne sur toute la ligne industrielle qui mène au machinisme. La France continue sa tradition masculine-féminine par vitesse acquise. La cour est encore influencée par les femmes. Même Louis XIV se lève devant une femme de chambre, uniquement parce qu'elle est femme, et demande conseil à Madame de Maintenon. Mais déjà Descartes, par un mécanisme de défense contre l'angoisse, chasse l'irrationnel de la pensée nationale et établit des normes masculines pour trois siècles. La culture française = raison cartésienne + voix de Jeanne d'Arc. Si la femme perd en France elle perd définitivement sa partie, car il n'est pas d'autre culture au monde où elle puisse retrouver sa ligne essentielle et se rattacher à une tradition féminine authentique. L'esprit français né du mariage du masculin et du féminin est par ce dosage androgyne mieux armé pour sauver la personnalité humaine du danger qui la menace aujourd'hui.
   Mais compte tenu des différences de dons personnels et d'époques, sans doute est-il indifférent que Béatrice soit bonne cuisinière (Madame Récamier ne faisait pas les travaux de ménage et on n'attelle pas de pur-sang à une charrue) ou qu'elle soit députée, qu'elle ait des peaux d'âne, qu'elle dirige une banque, qu'elle plaide à la Cour, qu'elle démontre les théorèmes, qu'elle torche les gosses, ou qu'elle ne fasse rien. Sa force authentique est indépendante de ces harmoniques professionnelles ou actuelles. Il s'agit plutôt d'un comportement d'essence qui peut se réaliser au sein de n'importe quel cadre. L'intelligence n'a jamais nui à l'intuition. Si toutefois la femme n'est pas l'intermédiaire entre l'homme et les rythmes du monde elle trahit sa vocation.
J'ai tenté d'analyser tous les aspects psychologiques sous lesquels on a vu la féminité jusqu'ici. Mais il m'est difficile de conclure, car j'ignore dans quelle dialectique nouvelle seront dépassées les contradictions femme-matière, femme-idéal, femme-dans-le-monde-des-hommes.
   Ce qui me paraît certain c'est que le paradoxe actuel des rapports homme-femme n'est pas définitif. Quel sera après ces approches successives ou simultanées le couple idéal de nos petits enfants ? Demain nous le dira.
   Le drame psychologique de la femme d'aujourd'hui est le drame d'une époque de transition.
Maryse Choisy
   (1) R. P. ONG, s. j. La dame et l'enjeu (Psyché, n° 77-78).
   (2) FREUD : The psychology of women, pp. 149-150.

mercredi 9 mars 2016

1954 - Conscience de la féminité



Publié en 1954 aux Éditions Familiales de France, collection de l'Institut des Hautes Études Familiales fondée par Paul Archambault, continuée par Jacques Paliard, dirigée par Jean Viollet.
446 pages.

Recueil d'articles d'une trentaine de collaboratrices, réunis par Jean Viollet.


Table des matières :

AVERTISSEMENT : Féminité adulte, par Nicole Meyer

INTRODUCTION : Au delà du féminisme, par Pauline Le Cormier

PREMIÈRE PARTIE : COMPOSANTES DE LA FÉMINITÉ

I. Féminité et physiologie, par le Dr Béatrice de Franc
II. Féminité et psychologie, par Maryse Choisy
III. Féminité et autonomie du jugement, par Suzanne Nouvion
IV. Féminité et religion, par Suzanne Nouvion
V. Littérature et féminité, par Denise Venaissin
VI. Arts et féminité, par Yvonne Chauffin
VII. La mode et l'âme féminine, par Claude Labeye
VIII. La femme à travers l'histoire, par Marie-Madeleine Martin
IX. Femmes à travers le monde, par Marcelle Leconte

DEUXIÈME PARTIE : QUELQUES SYMPTÔMES DE LA FÉMINITÉ NOUVELLE

A. PROBLÈMES GÉNÉRAUX

I. Indépendance économique de la femme, par Jeanne Picard
II. La femme et le monde du travail, par Clara Candiani
III. Responsabilités civiques et politiques de la femme, par Suzanne Bruhl-Lehmann
IV. La femme devenue chef de famille, par le Dr Jeanne Héon-Canonne

B. PROBLÈMES DES FEMMES SEULES

I. Angoisse de la jeune fille contemporaine, par Jacqueline Daubigny
II. Les non-mariées, par Marcelle Peyré
III. Diminution des vocations religieuses, par Sœur Marie de la Croix
IV. Carrières féminines, par Marie de Taillandier et Andrée Butillard
V. Problèmes de l'adoption pour une femme seule, par Germaine Le Bourgeois

C. PROBLÈMES CONJUGAUX

I. L'épouse, partenaire à égalité, par Jacqueline Martin
II. Conception nouvelle de la maternité, par Paule Fougère
III. Désaffection des tâches ménagères, par Janick Arbois
IV. Esprit nouveau de la tâche éducative, par Anne Jacques
V. La femme sans enfant, par Renée Mauger-Kauffmann
VI. Problèmes de l'adoption pour des époux, par Germaine Le Bourgeois

TROISIÈME PARTIE : STYLES DE VIE
(PROFILS PSYCHO-SOCIAUX)

I. Femme ouvrière... Femme d'ouvrier, par Marcelle Leconte
II. La femme de marin, par Marcelle Leconte
III. La femme rurale, par Marguerite Lambert
IV. La femme des milieux indépendants, par Anne Prillot
V. L'intellectuelle, par Régine Pernoud
VI. La femme malade, par Yvonne Chauffin
VII. Simone Weil, femme autonome, par Marie-Madeleine d'Hendecourt

CONCLUSION


Texte de l'Avertissement : Féminité Adulte, par Nicole Meyer :

La femme contemporaine est prête à penser sa condition. Consciente de ses droits, de ses devoirs, de son rôle et de sa dignité, elle n'entend plus se situer uniquement en fonction de l'homme. Elle est capable de se définir elle-même du point de vue de sa féminité. Or celle-ci a ses qualités propres, ses besoins, ses goûts et ses responsabilités. Si donc la femme moderne sait se maîtriser, se cultiver, s'épanouir, elle parviendra à se forger une personnalité autonome, qui ne sera plus le reflet ou la réplique de la personnalité masculine. Cependant la femme actuelle se garde de vouloir rééditer l'erreur du féminisme. Elle ne réclame pas d'être assimilée à l'homme et confondue avec lui. Si elle désire être son égale, ce n'est ni pour l'imiter ni pour le supplanter. Elle se sait différente de lui et complémentaire. En conséquence, elle ne recherche pas une impossible et ridicule identité avec lui. Ce qu'elle veut, c'est être réellement personne féminine, consciente, libre et responsable. Elle souhaite se réaliser, se développer et s'achever dans sa propre ligne. Et pour cela elle entend se donner un style de vie qui réponde à ses aptitudes comme à ses aspirations.
En croyant cela, n'est-elle pas dans l'illusion ? C'est ce que continuent à dire ceux qui voudraient la maintenir en tutelle. Pourtant il convient de ne pas se leurrer. Il ne suffit pas d'écrire des livres sur les capacités el les revendications de la femme. Il faut faire plus, il faut agir. Il appartient aux femmes d'aujourd'hui de prouver qu'elles sont capables de créer, d'inventer des valeurs humaines dans tous les domaines : valeurs culturelles, sociales, morales, religieuses. De fait, la femme accède de nos jours à la majorité politique, à l'indépendance économique, à l'autonomie professionnelle, à la bilatéralité matrimoniale, à l'action civique et religieuse nettement raisonnée, au savoir et à la réflexion personnels. Ces diverses promotions ne vont pas sans difficulté, sans risques et sans problèmes. Mais la femme est la première à s'en rendre compte. Pour la première fois dans l'évolution sociale et historique, elle aperçoit l'ampleur des tâches qui l'attendent et la nécessité d'y faire face en connaissance de cause.
Le danger le plus redoutable serait que cette montée vers l'âge adulte de la femme se fît en dehors de l'esprit chrétien. C'est pourquoi les femmes qui croient à l'efficacité des valeurs chrétiennes doivent se rendre présentes au mouvement contemporain qui vise à instituer un nouveau « patron » de féminité. Il serait grave qu'elles perdissent l'occasion de spiritualiser ce mouvement. Elles ont la possibilité aujourd'hui de modifier dans un sens meilleur la condition féminine. A elles de ne point la laisser échapper.
Premier livre rédigé par des femmes sur la féminité consciente et autonome dans le cadre de la société contemporaine, Conscience de la Féminité voudrait contribuer à cette tâche. Le choix de nos collaboratrices, la diversité de leurs talents, la variété de leurs procédés d'investigation et jusqu'à cette manière sinueuse, hésitante, brisée, qui retient la plume de quelques-unes d'entre elles, diront assez que la conscience féminine de soi n'a rien d'une démarche uniforme. Raison de plus pour entrer généreusement dans toutes ces attitudes, dans ces scrupules et parfois dans cette brume. La femme n'est rien sans la nuance ; elle n'advient à la conscience et à la maîtrise de soi que par ces détours, ces perpétuels recommencements d'analyses, cette volonté d'assumer le détail et de le sauver comme détail. Je devine que nos lecteurs hommes trouveront ici une logique différente de la leur. Mais leur tort serait de croire que la logique masculine se confond avec LA Logique. En vérité, l'esprit de géométrie a besoin de l'esprit de finesse. Si l'homme apporte surtout le premier, nous pourrions apporter surtout le second. Ou plutôt, hommes et femmes ensemble, si nous savons unir nos efforts, nous pourrons susciter un nouveau genre de culture : celui où la rigeur ne nuirait plus au délié de la pensée, ni le sentiment au jugement. Le rêve de Maryse Choisy serait alors réalisé : un nouveau rapport homme-femme aurait engendré un nouveau type d'humanité.



Extrait de l'Introduction : Au delà du féminisme, par Pauline Le Cormier : 

Les révolutions les plus importantes ne sont pas toujours présentées comme telles par les contemporains. Celle que, sous le nom de promotion féminine, les cent dernières années ont vu s'accomplir, à un rythme timide et lent d'abord, précipité ensuite, semble justifier pleinement cette remarque. Nous sommes maintenant, dans l'ensemble et à quelques réticences près, aussi habitués à voir une femme dans une chaire de Faculté ou aux commandes d'un avion qu'à recevoir chez nous, sans quitter nos pantoufles, les voix et les images du monde. Pas plus que nous n'éprouvons le besoin, chaque fois que nous tournons un commutateur électrique ou décrochons notre téléphone, d'évoquer le temps des lampes Carcel ou celui des lents courriers, nous n'avons l'idée de mesurer en toute occasion le chemin parcouru depuis un siècle par la condition féminine.
Ceux que des positions d'ordre personnel ou doctrinal avaient conduits à considérer tout d'abord cette évolution avec perplexité, ceux même qui persistent à y voir un fait social regrettable et peut-être dangereux, se sont lassés de s'inquiéter ou de s'indigner. Ou peut-être n'osent-ils plus le faire, sauf en de brefs sursauts. Qui aujourd'hui voudrait rééditer les lourdes et grasses plaisanteries dont le Journal Officiel d'entre les deux guerres a gardé l'écho, tels jours où il fut question, au Parlement, d'admettre les femmes à la profession d'huissier ou à la dignité d'électrices ?
Les nouvelles « promues », elles-mêmes, se sont si bien habituées aux nouveaux modes de vie féminins qu'elles semblent parfois avoir totalement oublié qu'un passé récent en connut d'autres. Il arrive que ce point d'histoire leur paraisse tout à fait étranger. Certes, la mode n'est plus en aucun domaine de se réclamer des grands ancêtres. Jamais jeunesse plus que celle d'aujourd'hui ne fut persuadée que le monde commença avec elle. J'ai sous les yeux une photographie prise le jour (c'était en 1951) où les avocates célébraient au Palais de Justice de Paris le cinquantenaire de leur corporation. Hasard ou réalité symbolique ? On y cherche les jeunes visages à côté des femmes mûres venues là évoquer les temps héroïques du début quand la présence d'une femme en longue robe et rabat dans le temple de la justice y faisait encore sensation. Tout de même, ces diplômes et ces concours dont aucune bourgeoise ne voudrait, aujourd'hui que la mode s'en est généralisée, se passer sons nécessité absolue, ces professions qu'elles exercent toutes maintenant et que, même mariées, elles conservent très souvent parce qu'elles y trouvent, avec un appoint budgétaire toujours appréciable, sinon indispensable, un élément d'intérêt dont elles ont pris l'habitude et la démonstration flatteuse de leur valeur sociale, il y eut des pionnières pour en forcer les portes et s'engager les premières dans des voies maintenant frayées, mais alors encombrées de difficultés de tout ordre [...]


Quelques extraits de critiques :

Plus de vingt-cinq collaboratrices ont écrit ce volume. La première partie (Composantes de la féminité) est, par définition, la plus générale. C'est peut-être aussi la plus inégale: ce qui surprend un lecteur masculin, c'est le goût de certaines rédactrices pour les abstractions (même colorées ou coloriées de théories à la mode) et l'absence fréquente d'auto-critique ou d'humour. Sauf quelques charmantes exceptions, que ces dames sont sérieuses ! Mais n'insistons pas, nous serions discourtois. J'ai trouvé le ton meilleur dans la deuxième partie (quelques symptômes de la féminité nouvelle) où sont considérés les problèmes économiques, civiques, etc..., puis les problèmes de la femme seule et ceux de l'épouse et de la mère. [...]
Revue des Sciences Religieuses

Un recueil intitulé Conscience de la féminité contient une trentaine d'articles de longueur et de valeur inégales qui envisagent les composantes de la féminité et les divers aspects (familiaux, sociaux, économiques) de son état nouveau. Quelques-uns sont d'excellente facture (J. Daubigny, J. Héon-Canonne, Cl. Labeye), mais plusieurs autres ne dépassent pas le niveau d'un médiocre journalisme. Pour le plus grand nombre, il s'agit de témoignages qui reflètent la cruelle incertitude des femmes elles-mêmes à l'égard de leur condition. Ces aspirations assez confuses et souvent contradictoires témoignent malheureusement du désarroi plus qu'elles n'en préparent la solution.
Revue des sciences philosophiques et théologiques

Rien de moins rébarbatif, de moins sentimentalement mièvre que la lecture de ces études écrites avec esprit, avec un sérieux souci d'information.
Revue de théologie et de philosophie

Parmi les dernières publications sur les problèmes féminins, il faut certes retenir l'ouvrage édité par l'Institut des Hautes Études Familiales, « Conscience de la Féminité » qui, réalisé par une équipe féminine très largement ouverte, est en fait l'expression d'une élite intellectuelle et spirituelle. Ceci n'enlève rien à la valeur des témoignages mais en limite forcément la portée à toutes celles qui ont pu ou peuvent du fait de leurs conditions économiques et sociales, approfondir à loisir et saisir avec acuité la « conscience de leur féminité ». Cette copieuse étude s'est proposée comme but de « faire le point de l'évolution féminine : essayer de déterminer dans quelle mesure la femme contemporaine a intégré cette évolution, dégager les conditions souhaitables pour acheminer cette évolution vers un terme lui-même à définir ». On retiendra surtout les conclusions où la promotion féminine est définie dans son acception la plus valable et dans son exigence fondamentale comme un aspect de la promotion humaine. On peut féliciter les auteurs d'avoir tracé les devoirs réels d'un féminisme bien compris et d'avoir émis des principes excellents. Mais on peut toutefois leur reprocher de fonder un peu trop exclusivement tous les espoirs sur la « femme des milieux indépendants » pour créer un nouveau type de civilisation et de ne pas tenir assez compte de toute une catégorie économique — du monde du travail — à peine sociale et entrevue dans cette étude et pour qui la libération n'est pas suffisamment pensée et définie en termes économiques. Et pour toutes ces femmes, il importe de ne pas se contenter d'un bilan philosophique ou historique mais de rechercher les espérances futures.
Documents économie et humanisme