mardi 9 août 2016

La main de Joseph Delteil (Portraits chirologiques, II)


Dessin de Rim, dans les Nouvelles Littéraires du 19 avril 1930


En avril 1925, Maryse Choisy fait le portrait chirologique de Joseph Delteil, qu'elle reprendra dans son Delteil tout nu.



LA MAIN DE JOSEPH DELTEIL

M. Delteil est un sentimental qui s'ignore et un romantique qui s'est trouvé. Mais il a également le souci constant d'être l'homme d'aujourd'hui et même de demain. D'où lutte perpétuelle entre les deux tendances. Le normal et l'artificiel, chez lui, se mélangent à doses égales. Original à tout prix, par tempérament, par habitude, par goût et par une sorte de religion personnelle. Il manie avec la même habileté le grand coup de brosse et le pinceau subtil.
Lune lui donne beaucoup d'imagination et une imagination souvent vicieuse, Jupiter une sorte de mysticisme à rebours et de l'ambition. Apollon lui confère le souci de l'art, le goût du jeu et du risque. Il est curieux comme un vieillard et jeune dans ses enthousiasmes comme un primitif.
Il est susceptible sans en avoir l'air, sceptique sans conviction, et, en amour, d'une jalousie cachée sous les dehors d'un cynisme qui s'affiche trop pour être sincère. Sous les habits de la génération très moderne il porte la cape romantique. Une intelligence très souple, très adaptable, ainsi que le témoigne sa ligne de tête, la plus remarquable à ma connaissance. Sa volonté est toute puissante. Elle va jusqu'à l'obstination, jusqu'à la diplomatie. C'est en cédant quelquefois qu'il domine.
Il désire et redoute en même temps la passion. Ses colères ont la durée d'un feu de paille. Mais ses sympathies et ses antipathies sont tenaces. Il est capable d'un beau geste désintéressé au moment où l'on s'y attend le moins.
Sa sensibilité est des plus compliquées et des plus changeantes. Subtile et violente tour à tour, tendre et cynique, indulgente avec une pointe de sadisme.
Mais son trait dominant est le goût de la profanation. En vérité, M. Delteil est un iconoclaste, mais avec tant de bonne grâce...


Il convient, pour le meilleur effet, de mettre ce portrait en regard de l'article de Joseph Delteil paru dans les Nouvelles Littéraires du 2 juillet 1927, au moment de la parution de La Chirologie :



LE MYSTÈRE DES MAINS

Autant que j'aie bonne mémoire (mais je l'ai mauvaise), j'eus le plaisir de faire la connaissance de Maryse Choisy à l'auberge Saint-Pierre à Dampierre. J'étais en train d'écrire je ne sais plus quoi, dans la propre chambre, s'il vous plaît (si j'arrange un peu les choses, ne m'en veuillez pas, c'est mon génie, et je m'y tiens) où Alphonse Daudet écrivit Sapho. (Je signale en passant la chambre Daudet-Delteil aux amateurs de points de vue).
Enfin Maryse vint... Je dis enfin, parce qu'enfin, vers la fin d'un livre, on ne sait plus trop où l'on en est, les arbres vous empêchent de voir la forêt, et qu'en somme on est tout à fait mûr pour bien accueillir un chiromancien.
Ce chiromancien en l'espèce fut une chirologienne. Oh ! ne me demandez pas des précisions sur la différence qu'il y a (sans doute) entre la chirologie et la chiromancie. La seule vue que j'en aie, est que les chiromanciens doivent être des vieillards barbus, et les chirologiennes de jeunes jolies femmes.
Si vous voulez en savoir davantage, lisez ce gros livre de 400 pages, avec dessins à la clé, intitulé : Traité de Chirologie !
J'entends que vous me demandez si je l'ai lu... Peut-être. En tout cas j'y crois, et de tout mon cœur. J'ai la foi, celle du charbonnier, qui est la meilleure, et peut-être la seule.
Qu'est-ce que connaître en ce monde ? Et qu'est-ce que croire ? Je me demande parfois si le jaguar prêt à bondir, et qui sent en lui tous ses muscles, tous ses nerfs un à un en place et à point, n'en sait pas davantage sur l'anatomie féline qu'un vieux professeur du Muséum ?
La nature nous dépasse, nous surpasse, nous embrase, la nature et son fils le mystère. Le comble de la sagesse, ce serait d'être filial, c'est-à-dire obéissant, et croyant. Allons, faisons joujou avec les phénomènes. Les phénomènes, c'est la figure du ciel, c'est l'influence de la lune, ce sont les recettes de bonne femme, c'est le rebouteux et c'est le sorcier. C'est le sens de mon écriture, ce sont les lignes de ma main.
C'est le charme des vieux almanachs (ou des almanachs à la vieille mode) de nous dire à quel âge il faut couper le bois, quel jour tuer le cochon, et à quel moment précis des cérémonies du Jeudi Saint (le moment, je crois, où le prêtre s'agenouille trois fois) il faut remuer dans sa poche avec un peu de terre les graines qu'on ira semer en hâte sitôt la messe dite, en récitant un Ave Maria en latin et deux Je vous salue Marie...
On ne peut pas faire un pas sans qu'une coïncidence vous tombe sur le nez. Coïncidence, c'est le nom savant du mystère. Ces jours-ci, nous étions en train de causer de ces choses, la duchesse de Clermont-Tonnerre, Montherlant et moi. On en vint à se demander la date de notre naissance. Et nous nous aperçumes, avec quelque hallucination, que nous sommes tous les trois nés le même jour... Coïncidence ?
En somme, il n'est ici-bas qu'empirisme. Les formules de la chimie, la loi de la gravitation universelle : constatations, c'est-à-dire empirisme. Constater, comme le singe, comme le chien : voilà tout le rôle de l'homme. Et je songe avec pitié à ces demi-savants, à ces quart-de-savants qui se moquent d'un paysan, s'il opine que les hirondelles, lorsqu'elles volent bas, présagent la pluie. Eh ! qu'importe que l'hirondelle marque la pluie de son propre mouvement, ou parce qu'avant l'orage les insectes descendent à ras de sol, si elle la marque ? Dans la série de l'explication, paysan et savant sont tous les deux au bas de l'échelle (à un échelon près, si cela vous amuse ; mais comme l'échelle est infinie, un échelon de plus ou de moins... Voulez-vous un bon point ?)
A droite, à gauche, tout est mystère, et le peu que nous sachions, c'est une fausse alerte. Allez-y, mes agneaux ; demain vous attend la gueule ouverte. Notre cervelle est enfermée dans un sac de caoutchouc. En vain, à coups de poing, à coups de pied, essaye-t-elle d'ouvrir un passage. Mais l'espace est élastique, tout toujours se referme. Tout est rond, on fait le tour et on recommence. Tout coule ? Non, pas même. Tout tourne, et tout tourne sur place. Si nos passions, notre injustice, notre malice n'y jetaient quelque beau désordre, quel cercle clos que la vie ! A peine çà et là, dans le bec d'un oiseau ou dans l’œil d'un mage, apercevons-nous un fil du tissu, mais le tissu de toutes parts nous enveloppe sans couture. A peine trouvons-nous par hasard, qu'un dieu dans ses jeux oublia sur l'herbe, quelqu'une des clefs des phénomènes ; hélas ! elle n'ouvre qu'un cul-de-sac. Parfois, l'espace d'un éclair, nous avons la vision de quelque loi unique s'étendant en forme d'ailes sur l'ensemble de la création ; le lendemain, ce n'est qu'un brin de paille dans notre télescope. Ah ! l'un des sommets de la pensée, c'est encore cette vieille toupie de Pénélope. Tout le travail, tout le génie de l'homme ne sont-ils pas destinés à se perdre dans le pur mouvement de l'escarpolette, de quelque escarpolette sans attache et sans fin, se balançant muette au-dessus de l'abîme, entre la Matière et l'Esprit ?....

Dessin de Ralph Soupault, dans Comoedia du 19 juillet 1931


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire