samedi 24 février 2018
jeudi 30 novembre 2017
Visages à la minute : Joseph Delteil
Dans l'Intransigeant du 31 octobre 1929, à la rubrique « Visages à la minute » dans laquelle des écrivains faisaient le portrait de confrères, Maryse Choisy proposait son Joseph Delteil. Quelques mois plus tard, elle reprendra ces lignes, au début du chapitre II de son Delteil tout nu, sous le titre « Petit portrait à la plume » (pp. 29-31).
Justement, pour accompagner l'article, était reproduit un dessin à la plume (ci-dessus) qui semble être une première version de celui qui paraîtra en couverture du livre. Delteil est ici un peu plus avantagé puisqu'il porte une auréole, en conformité avec la sanctification par André de Richaud (Vie de Saint Delteil, La Nouvelle Société d'Edition, 1928).
JOSEPH DELTEIL
Les jeunes femmes sentimentales l'imaginent comme un fauve en délire. Les moins jeunes en parlent à voix basse, la bouche scandalisée, les yeux gourmands.
Mais le fougueux, le passionné, le violent Joseph Delteil est doux comme un Jésus raphaëlesque en sucre, souriant comme un Spartiate, paradoxal avec une candeur désarmante. Corps fluet et pâle comme un rêve. Rien de trop sur les os. Il est tout en muscles, tout en volonté. Sans graisse. Un grave, un long visage de collégien chaste et torride avec des paupières cernées d'avoir trop veillé sur un roman, un pensum. Dans les yeux une flamme qui donne le ton au visage.
Homme de lettres ? Vous ne voudriez pas. Aucune étiquette n'est ni assez large, ni assez souple, ni assez collante, pour fixer à jamais les traits changeants, cinématographiques, delteilliens. Il se fuit sans cesse. Sa seule régularité : être irrégulier (1). Il y a aussi du chat en lui et du caméléon.
Delteil joue. La vie lui apparaît si facile qu'il a besoin de compliquer son jeu. Ce n'est pas lui qui vous laissera vous endormir sur le mol édredon du certain. Rien de certain chez lui.
Des nuances ? Oui. Mais avant tout de la couleur. Hugo. Épopée. Mieux vaut l'épopée que les intrigues des garçonnières. La ligne directe, quoi ! Voilà Delteil. Il a créé le seul monde où j'eusse voulu vivre. C'est un monde bâti sur un autre plan. Rien n'y est impossible. Rien n'y est étonnant. Les semaines y ont sept dimanches. Les hommes y sont sans muflerie, les femmes sans rosserie. L'épopée à la portée de tous. C'est dire qu'elle n'est à la portée que de ceux qui appartiennent au monde delteillien.
Delteil entre dans la réalité à pleine pâte. La réalité en est tellement impressionnée, imprégnée, qu'elle devient comme une maîtresse docile, uniquement delteillienne... Uniquement delteillienne ? Oui, au sens où Delteil représente non pas lui-même, mais une époque, une génération. Si tous les jeunes nous sommes plus ou moins influencés par lui, c'est parce qu'il exprime nettement ce que beaucoup d'entre nous sentent confusément. On n'est influencé que par ceux qui vous expriment. Mais, Delteil, qui est un humoriste, brouille tout et s'amuse à jeter du trouble dans la réalité.
— Je veux plonger le lecteur tout nu dans mes livres comme dans un bain. Mes livres sont des bains complets : bains de lait, bains de boue, bains de soleil, bains de son, shampooings, bains de pieds, bains de siège. J'écris pour qu'on me lise avec tous les sens. Et d'abord, où commence le cœur, où finit l'intelligence ?... (2)
Joseph Delteil ? Un cœur lancé à 500 kilomètres à l'heure.
Ce portrait est en fait la version écourtée d'un autre, que Maryse Choisy fit paraître, le 15 décembre 1928, dans sa rubrique « Célébrités sans pantoufles » de la Gazette de Paris. Elle y donnait ces autres informations :
Son cabinet de travail est comme lui : net, propre, mi-angélique, mi-diabolique. Des paperasses, des livres. Au mur : des tableaux à incendier tous les pompiers du monde, des portraits, sa main, c'est-à-dire ma main, c'est-à-dire l'empreinte de sa main, prise par moi, une enveloppe adressée : Saint-Joseph Delteil, une empreinte rouge de lèvres...
— Féminines ?
Lèvres de Jeanne d'Arc ou de Choléra ?
Littérature...
Surtout, l'article se concluait ainsi :
— Êtes-vous sûre que je suis Delteil et que vous êtes Maryse Choisy ? demande-t-il.
Je n'ai qu'un remède à tous les doutes : la main.
— Donnez-moi votre main, Delteil !
— Je préfère lire dans la vôtre.
Son index se promène sur mon index :
— Qu'est-ce que je tiens, s'informe-t-il.
— Mon index.
Son doigt descend vers ma paume :
— Et ça ?
— Ma paume.
Son doigt remonte de 5 mm :
— Et ça ?
— C'est mon index.
— Et ça ?
— C'est ma paume.
Son doigt remonte de 1,99 mm :
— Et ça ?
Je me fâche :
— Dites-donc, Delteil, vous vous f... de moi ?
Alors Delteil prend son air le plus Saint-Joseph :
— Mais non, je voudrais simplement savoir où commence votre peau, où finit votre index.
Voilà : Delteil n'est guère Parisien. A 2,99 cm du flirt (le centre de la paume, quoi !) il veut simplement savoir où commence la paume, où finit l'index. Tout Delteil est là ! La question des origines ! Encore deux ans et Delteil sera Adam (sans la barbe !)
— C'est que c'est très important ! assure-t-il. Où commence une chose, où finit l'autre : où commence l'Asie, où finit l'Amérique, où commence le cœur, où finit l'intelligence ? Sans compter... le reste... Moi, j'écris avec tout : intelligence, cœur et...
Delteil ? Un cœur lancé à 500 kms à l'heure au cœur de l'univers.
Le 21 mai 1931, Joseph Delteil fut encore le sujet d'un « Visages à la minute », cette fois-ci sous la plume de Raymond Cogniat :
JOSEPH DELTEIL
— Maryse Choisy, jouons aux portraits.
— Commencez.
— Fantaisie, exubérance, il est exalté de verve et d'humour. Il doit être grand, joufflu, truculent, débordant d'enthousiasme et de cynisme, rire de tout et sur tout. De son verbe haut il doit sans cesse prononcer des phrases définitives comme des proverbes qui sont des galéjades. Pour avoir joué, étant enfant, avec Jeanne d'Arc, Napoléon et La Fayette, il est devenu lyrique, épique, amateur de gestes amples, provocant, batailleur ; il doit faire sonner haut son rire claironnant, porter avec une joviale arrogance un visage épanoui, joliment coloré par le vin de son Midi qu'il chante si bien. Il doit être Bacchus en vendanges, agiter l'air quand il entre dans une pièce, faire voler les paperasses et les pensées apaisées. Devinez qui ?
— ... ?
— Joseph Delteil.
— Oh ! pas du tout. Je vous le présenterai.
Et quand on a vu Joseph Delteil, on corrige ainsi le portrait :
— Il est doux, timide, effacé. Il n'est pas très grand, mais sa silhouette est longue, tant il est mince à force de vouloir passer inaperçu. Il est pâle et aimable, souriant sans méchanceté et sans provocation ni forfanterie. Il parle sans éclat de voix, il écoute poliment, ne coupe pas la parole à son interlocuteur, ne raconte pas d'anecdotes, n'a pas l'air d'un mystificateur.
Il est lui-même une perpétuelle mystification, tant il est le contraire de ce qu'on l'imagine. Et lorsqu'on est certain de ne courir aucun risque près de lui, qu'on est assuré qu'il a mis dans ses livres toute sa matière explosive, on découvre dans ses yeux ce qu'on n'a pas su voir ailleurs.
Alors, derrière ce regard paisible, on soupçonne son gentil sourire d'être très ironique et la douceur de sa voix de cacher sa verve.
Joseph Delteil s'est trompé de corps.
Une belle mystification.
(1) Le texte paru dans l'Intransigeant dit « régulier », ce qui doit être une coquille ; nous corrigeons car Delteil tout nu porte bien : « irrégulier ».
(2) Nous ne trouvons pas ce passage dans l'œuvre de Delteil. Il est aussi cité dans Delteil tout nu (p. 87), sans la dernière phrase mais avec « bains de sang » entre le son et les shampooings.
(2) Nous ne trouvons pas ce passage dans l'œuvre de Delteil. Il est aussi cité dans Delteil tout nu (p. 87), sans la dernière phrase mais avec « bains de sang » entre le son et les shampooings.
lundi 26 décembre 2016
Et Maryse Choisy n'est autre qu'Alfred Jarry, parbleu !
Dans la seconde lettre de cet ouvrage des éditions du Fourneau, Christian Soulignac, en répondant à Noël Arnaud, livre une fabuleuse découverte :
Revenons un moment à Machard... et à Raymonde.
Vous en arrivez, fort justement, à la conclusion que la dame n'est, elle aussi, rien de plus qu'une émanation de Jarry et vous reprenez mon énumération des titres de sa fabrique. A la lecture de votre lettre sous ce nouvel éclairage, l'un des titres me sauta aux yeux : Un mois chez les cochons. Comment alors, femme pour femme, ne pas faire le rapprochement avec celle qui écrivit : Un mois chez les hommes, Un mois chez les filles, Un mois chez les députés, qui annonçait dans les à paraître du premier de ces titres, Un mois chez les bêtes et Mon amant Casanova.
Casanova, on y revient ! Cette femme écrivain, vous l'avez reconnue, bien sûr, il s'agit de Maryse Choisy. Et Maryse Choisy n'est autre que Jarry, parbleu ! Dès lors, beaucoup d'autres choses s'expliquent. Notamment le fait que Maryse Choisy ait pu passer un mois sur le Mont Athos (sujet de son Un mois chez les hommes) qui est strictement interdit à tout ce qui est du genre féminin. [...]
Vous en arrivez, fort justement, à la conclusion que la dame n'est, elle aussi, rien de plus qu'une émanation de Jarry et vous reprenez mon énumération des titres de sa fabrique. A la lecture de votre lettre sous ce nouvel éclairage, l'un des titres me sauta aux yeux : Un mois chez les cochons. Comment alors, femme pour femme, ne pas faire le rapprochement avec celle qui écrivit : Un mois chez les hommes, Un mois chez les filles, Un mois chez les députés, qui annonçait dans les à paraître du premier de ces titres, Un mois chez les bêtes et Mon amant Casanova.
Casanova, on y revient ! Cette femme écrivain, vous l'avez reconnue, bien sûr, il s'agit de Maryse Choisy. Et Maryse Choisy n'est autre que Jarry, parbleu ! Dès lors, beaucoup d'autres choses s'expliquent. Notamment le fait que Maryse Choisy ait pu passer un mois sur le Mont Athos (sujet de son Un mois chez les hommes) qui est strictement interdit à tout ce qui est du genre féminin. [...]
Noël Arnaud, Lettre à l'auteur de Alfred Jarry, biographie 1906-1962, pouvant servir à cette dernière de complément, éditions du Fourneau, collection « la Marguerite » (n° 9 bis), 1995, pp. 16-17.
mercredi 17 août 2016
François Truffaut, lecteur de Maryse Choisy
Dans le texte, que nous reproduisons ci-dessous, paru dans le magazine Arts en juin 1959, François Truffaut explique la genèse de son premier long métrage, Les Quatre Cents Coups, en citant Maryse Choisy.
JE N'AI PAS ÉCRIT MA BIOGRAPHIE EN QUATRE CENTS COUPS
Contrairement à ce qui a été souvent publié dans la presse depuis le Festival de Cannes, Les 400 coups n'est pas un film autobiographique. On ne fait pas un film tout seul et si je n'avais voulu que mettre en images mon adolescence, je n'aurais pas demandé à Marcel Moussy de venir collaborer au scénario et de rédiger les dialogues. Si le jeune Antoine Doinel ressemble parfois à l'adolescent turbulent que je fus, ses parents ne ressemblent absolument pas aux miens qui furent excellents mais beaucoup, par contre, aux familles qui s'affrontaient dans les émissions de TV « Si c'était vous ? » que Marcel Moussy écrivait pour Marcel Bluwal. Ce n'est pas seulement l'écrivain de télévision que j'admirais en Marcel Moussy, mais aussi le romancier de Sang chaud, qui est l'histoire d'un petit garçon algérien.
Dans son livre sur les problèmes sexuels de l'adolescence, Maryse Choisy raconte la curieuse expérience tentée par l'empereur Frédéric II. Il se demandait dans quelle langue s'exprimeraient des enfants qui n'auraient jamais entendu prononcer une parole. Serait-ce le latin, le grec, l'hébreu ? Il confia un certain nombre de nouveau-nés à des nourrices chargées de les nourrir et de les baigner ; il interdit rigoureusement qu'on leur parlât ou les caressât. Or tous les enfants moururent en bas âge : « Ils ne pouvaient pas vivre sans les encouragements, les mines et les attitudes amicales, sans les caresses de leurs nurses et de leurs nourrices ; c'est pourquoi on appelle magie nourricière les chansons que chante la femme en berçant l'enfant. »
C'est à l'expérience de l'empereur Frédéric que nous avons pensé en écrivant le scénario des 400 coups. Nous avons imaginé quel serait le comportement d'un enfant ayant survécu à un traitement identique, au seuil de sa treizième année, au bord de la révolte.
Antoine Doinel est le contraire d'un enfant maltraité : il n'est pas « traité » du tout. Sa mère ne l'appelle jamais par son prénom : « Mon petit, s'il te plaît, tu peux débarrasser la table » et pendant qu'il s'y emploie, son père parle de lui comme s'il n'était pas là : « Qu'est-ce qu'on va faire du gosse pendant les vacances ? ».
Enfant non désiré, Antoine à la maison ne « l'ouvre pas » ou presque, terrorisé par sa mère qu'il admire confusément ; il se rattrape dehors où il fanfaronne volontiers ; on peut supposer qu'il a un avis sur tout et que ses copains de classe le redoutent un peu puisqu'il se montre aussi persifleur et insolent qu'il est humble, sensible et sournois à la maison. La peur de sa mère l'a rendu un peu lâche avec elle, maladroitement servile, ce qui se retourne encore contre lui.
Son comportement lorsqu'il est seul est significatif : un mélange de bonnes et mauvaises actions ; il met du charbon dans le feu mais s'essuie les mains aux rideaux, prélève de l'argent sans doute volé de « sa planque » secrète, met le couvert, se sert des ustensiles de sa mère : l'appareil à recourber les cils. Il est déjà un perpétuel angoissé, puisqu'il ne sort d'une situation compliquée que pour retomber dans une autre. Enfermé dans un réseau de mensonges qui s'emboîtent, il vit dans la crainte et l'anxiété ; il est pris dans un engrenage stupide et se ferait tuer plutôt que d'avouer quoi que ce soit. Qui a volé un œuf est obligé de voler un bœuf, Antoine Doinel est un enfant difficile. Et comme disait Marcel Moussy : « Si c'était vous. ».
Précisons cependant que le passage de Maryse Choisy que cite François Truffaut n'est pas tout à fait de Maryse Choisy : c'est une citation de Salimbene de Parme, moine franciscain du XIIIe siècle, à l'intérieur d'une citation du Prof. F. Hamburger, le tout traduit, certes, par Maryse Choisy.
Ce passage de Problèmes sexuels de l'adolescence (Aubier, éditions Montaigne, collection « L'Enfant et la Vie », 1954) où Maryse Choisy évoque cette expérience de l'empereur Frédéric II, est repris à son article « Insécurité, culpabilité, péché (Aimons-nous la liberté ?) », paru dans Psyché en août 1949. L'article était suivi d'un autre qui aurait pu intéresser François Truffaut : « Les parents sont-ils nécessaires ? », du Dr René A. Spitz.
mardi 9 août 2016
La main de Joseph Delteil (Portraits chirologiques, II)
Dessin de Rim, dans les Nouvelles Littéraires du 19 avril 1930 |
En avril 1925, Maryse Choisy fait le portrait chirologique de Joseph Delteil, qu'elle reprendra dans son Delteil tout nu.
LA MAIN DE JOSEPH DELTEIL
M. Delteil est un sentimental qui s'ignore et un romantique qui s'est trouvé. Mais il a également le souci constant d'être l'homme d'aujourd'hui et même de demain. D'où lutte perpétuelle entre les deux tendances. Le normal et l'artificiel, chez lui, se mélangent à doses égales. Original à tout prix, par tempérament, par habitude, par goût et par une sorte de religion personnelle. Il manie avec la même habileté le grand coup de brosse et le pinceau subtil.
Lune lui donne beaucoup d'imagination et une imagination souvent vicieuse, Jupiter une sorte de mysticisme à rebours et de l'ambition. Apollon lui confère le souci de l'art, le goût du jeu et du risque. Il est curieux comme un vieillard et jeune dans ses enthousiasmes comme un primitif.
Il est susceptible sans en avoir l'air, sceptique sans conviction, et, en amour, d'une jalousie cachée sous les dehors d'un cynisme qui s'affiche trop pour être sincère. Sous les habits de la génération très moderne il porte la cape romantique. Une intelligence très souple, très adaptable, ainsi que le témoigne sa ligne de tête, la plus remarquable à ma connaissance. Sa volonté est toute puissante. Elle va jusqu'à l'obstination, jusqu'à la diplomatie. C'est en cédant quelquefois qu'il domine.
Il désire et redoute en même temps la passion. Ses colères ont la durée d'un feu de paille. Mais ses sympathies et ses antipathies sont tenaces. Il est capable d'un beau geste désintéressé au moment où l'on s'y attend le moins.
Sa sensibilité est des plus compliquées et des plus changeantes. Subtile et violente tour à tour, tendre et cynique, indulgente avec une pointe de sadisme.
Mais son trait dominant est le goût de la profanation. En vérité, M. Delteil est un iconoclaste, mais avec tant de bonne grâce...
Il convient, pour le meilleur effet, de mettre ce portrait en regard de l'article de Joseph Delteil paru dans les Nouvelles Littéraires du 2 juillet 1927, au moment de la parution de La Chirologie :
LE MYSTÈRE DES MAINS
Autant que j'aie bonne mémoire (mais je l'ai mauvaise), j'eus le plaisir de faire la connaissance de Maryse Choisy à l'auberge Saint-Pierre à Dampierre. J'étais en train d'écrire je ne sais plus quoi, dans la propre chambre, s'il vous plaît (si j'arrange un peu les choses, ne m'en veuillez pas, c'est mon génie, et je m'y tiens) où Alphonse Daudet écrivit Sapho. (Je signale en passant la chambre Daudet-Delteil aux amateurs de points de vue).
Enfin Maryse vint... Je dis enfin, parce qu'enfin, vers la fin d'un livre, on ne sait plus trop où l'on en est, les arbres vous empêchent de voir la forêt, et qu'en somme on est tout à fait mûr pour bien accueillir un chiromancien.
Ce chiromancien en l'espèce fut une chirologienne. Oh ! ne me demandez pas des précisions sur la différence qu'il y a (sans doute) entre la chirologie et la chiromancie. La seule vue que j'en aie, est que les chiromanciens doivent être des vieillards barbus, et les chirologiennes de jeunes jolies femmes.
Si vous voulez en savoir davantage, lisez ce gros livre de 400 pages, avec dessins à la clé, intitulé : Traité de Chirologie !
J'entends que vous me demandez si je l'ai lu... Peut-être. En tout cas j'y crois, et de tout mon cœur. J'ai la foi, celle du charbonnier, qui est la meilleure, et peut-être la seule.
Qu'est-ce que connaître en ce monde ? Et qu'est-ce que croire ? Je me demande parfois si le jaguar prêt à bondir, et qui sent en lui tous ses muscles, tous ses nerfs un à un en place et à point, n'en sait pas davantage sur l'anatomie féline qu'un vieux professeur du Muséum ?
La nature nous dépasse, nous surpasse, nous embrase, la nature et son fils le mystère. Le comble de la sagesse, ce serait d'être filial, c'est-à-dire obéissant, et croyant. Allons, faisons joujou avec les phénomènes. Les phénomènes, c'est la figure du ciel, c'est l'influence de la lune, ce sont les recettes de bonne femme, c'est le rebouteux et c'est le sorcier. C'est le sens de mon écriture, ce sont les lignes de ma main.
C'est le charme des vieux almanachs (ou des almanachs à la vieille mode) de nous dire à quel âge il faut couper le bois, quel jour tuer le cochon, et à quel moment précis des cérémonies du Jeudi Saint (le moment, je crois, où le prêtre s'agenouille trois fois) il faut remuer dans sa poche avec un peu de terre les graines qu'on ira semer en hâte sitôt la messe dite, en récitant un Ave Maria en latin et deux Je vous salue Marie...
On ne peut pas faire un pas sans qu'une coïncidence vous tombe sur le nez. Coïncidence, c'est le nom savant du mystère. Ces jours-ci, nous étions en train de causer de ces choses, la duchesse de Clermont-Tonnerre, Montherlant et moi. On en vint à se demander la date de notre naissance. Et nous nous aperçumes, avec quelque hallucination, que nous sommes tous les trois nés le même jour... Coïncidence ?
En somme, il n'est ici-bas qu'empirisme. Les formules de la chimie, la loi de la gravitation universelle : constatations, c'est-à-dire empirisme. Constater, comme le singe, comme le chien : voilà tout le rôle de l'homme. Et je songe avec pitié à ces demi-savants, à ces quart-de-savants qui se moquent d'un paysan, s'il opine que les hirondelles, lorsqu'elles volent bas, présagent la pluie. Eh ! qu'importe que l'hirondelle marque la pluie de son propre mouvement, ou parce qu'avant l'orage les insectes descendent à ras de sol, si elle la marque ? Dans la série de l'explication, paysan et savant sont tous les deux au bas de l'échelle (à un échelon près, si cela vous amuse ; mais comme l'échelle est infinie, un échelon de plus ou de moins... Voulez-vous un bon point ?)
A droite, à gauche, tout est mystère, et le peu que nous sachions, c'est une fausse alerte. Allez-y, mes agneaux ; demain vous attend la gueule ouverte. Notre cervelle est enfermée dans un sac de caoutchouc. En vain, à coups de poing, à coups de pied, essaye-t-elle d'ouvrir un passage. Mais l'espace est élastique, tout toujours se referme. Tout est rond, on fait le tour et on recommence. Tout coule ? Non, pas même. Tout tourne, et tout tourne sur place. Si nos passions, notre injustice, notre malice n'y jetaient quelque beau désordre, quel cercle clos que la vie ! A peine çà et là, dans le bec d'un oiseau ou dans l’œil d'un mage, apercevons-nous un fil du tissu, mais le tissu de toutes parts nous enveloppe sans couture. A peine trouvons-nous par hasard, qu'un dieu dans ses jeux oublia sur l'herbe, quelqu'une des clefs des phénomènes ; hélas ! elle n'ouvre qu'un cul-de-sac. Parfois, l'espace d'un éclair, nous avons la vision de quelque loi unique s'étendant en forme d'ailes sur l'ensemble de la création ; le lendemain, ce n'est qu'un brin de paille dans notre télescope. Ah ! l'un des sommets de la pensée, c'est encore cette vieille toupie de Pénélope. Tout le travail, tout le génie de l'homme ne sont-ils pas destinés à se perdre dans le pur mouvement de l'escarpolette, de quelque escarpolette sans attache et sans fin, se balançant muette au-dessus de l'abîme, entre la Matière et l'Esprit ?....
Dessin de Ralph Soupault, dans Comoedia du 19 juillet 1931 |
lundi 8 août 2016
Portraits chirologiques, I
C'est d'abord comme chiromancienne que Maryse Choisy se fait connaître. Elle a été initiée à la chiromancie pendant son premier séjour en Inde, en 1924. En septembre 1925, son premier article paraît dans le Mercure de France et il est consacré à cette science : « Les données psychologiques de la main ». Au même moment, on lui confie, à l'Intransigeant, une rubrique intitulée « Ce que disent leurs mains » et dans laquelle il s'agit de faire le portrait chirologique de personnalités (littéraires, politiques, sportives, etc.). Elle tient cette rubrique jusqu'en 1927, date à laquelle elle publie son étude très sérieuse et remarquée, La Chirologie.
Voici une première sélection de ces portraits chirologiques de Maryse Choisy dans l'Intransigeant :
:
(29-09-1925)
RACHILDE
Mme Rachilde est une lunarienne pure, voire une lunarienne exagérée, avec tout ce que la lunarienne comporte d'imagination riche, fastueuse, exubérante et même — avouons-le — imagination un peu vicieuse, ainsi que l'indique le caractéristique point rouge qu'elle porte sur le mont de Lune.
Cependant, si l'on en juge par le pouce indiquant une volonté harmonieuse et logique, encore que passionnelle et quelquefois obstinée, la ligne de tête droite et les doigts aux tendances carrées, intellectuellement Mme Rachilde est faite toute de loyauté, de principes sévères et d'équilibre parfait.
De cette contradiction entre entre une imagination vicieuse et un bon sens bourgeois résulte une lutte continuelle qui se résout, d'une part dans l'écrivain d'envols et d'images que nous connaissons et, d'autre part, dans la femme irréprochable et exquise que ses intimes apprécient.
Un autre trait dominant de cette main est l'esprit d'indépendance qui doit se manifester à tout prix, toujours, malgré et contre tous et qui brise tous les obstacles avec la violence effrénée d'un pur sang emporté. (On note sur l'empreinte l'écartement démesuré des doigts qui est typique de l'indépendance absolue.)
Ajoutons à cela une grande bonté révélée par la ligne de cœur branchue, des enthousiasmes sans cesse renouvelés, une activité cérébrale intense, une conception très masculine dans maint domaine, un grand amour de la lecture (et ceci est très rare dans les mains des gens de lettres), un besoin de solitude et de contemplation, une prédilection pour l'instinct et la ligne directe plutôt que pour les détours et les erreurs de l'intelligence, et c'est là tout Rachilde.
(12-07-1926)
CLAUDE FARRERE
J'imagine volontiers que feu César Borgia dut avoir une main comme celle qui me frappa chez M. Claude Farrère. Très racée, cette main grande, spatulée, aux doigts longs, maigres et nerveux de Maharadja qui indiquent un certain dilettantisme de la sensation. Le souci apollonien qui s'y lit du geste en beauté et de l'art dans les moindres manifestations sociales ou intimes, son goût nietzschéen de la vie dangereuse, son éclectisme esthétique appartiennent en effet à l'époque de la Renaissance.
M. Claude Farrère est gouverné par la combinaison astrale de Soleil et de Mars, contradictoire par définition. C'est la main non point du soldat, mais du guerrier médiéval qui risque sa vie pour un sourire et même pour moins. Un courage à toute épreuve, le goût du jeu et du péril, beaucoup de dignité et un orgueil jupitérien sans ombre de vanité. La plaine de Mars raconte un self-control peu commun, grâce auquel il peut boire sans s'enivrer et se livrer à des excès tout en sachant s'arrêter à l'heure propice. Le pouce cependant laisse transparaître une hésitation intellectuelle entre deux chemins à prendre. Sa volonté qui serait forte pour une main normale, n'est peut-être pas suffisante pour cette main fastueuse où tant de talents s'entre-croisent et tant de passions s'entrechoquent.
La ligne de cœur, très riche, indique la sensibilité des violents, c'est-à-dire à son état normal très douce et plutôt tendre, mais capable, lorsqu'elle est blessée, de violences. La ligne de tête dédoublée, souple, longue, subtile, lui confère la faculté de changer de personnage.
Une prodigalité seigneuriale s'exerce non seulement dans le domaine de l'argent, mais aussi dans celui du temps, de l'esprit, de la vie même. Le tempérament est assez riche pour y suffire. M. Claude Farrère aime à vivre un siècle dans chaque minute. Ce qui semble aux oreilles du vulgaire un vacarme épouvantable, devient pour lui, tamisé à travers son goût créateur, un concert délicieux. Il doit se donner à lui-même de belles fêtes d'imagination et d'action.
(20-07-1926)
MARCELLE TINAYRE
Petite main essentiellement féminine que celle de Mme Marcelle Tinayre, avec tout ce que l' « éternel féminin » comporte de force calme dans la pleine conscience d'elle-même.
Une susceptibilité qui a sa pudeur et qui se maîtrise. Une volonté violente et diplomatique à la fois qui sait triompher en cédant et qui connaît les secrets de l'auto-suggestion.
Une sensibilité réservée et fière. Un conflit entre l'intelligence et l'intuition, d'où cette dernière sort souvent victorieuse. Une indépendance si grande qu'elle ne s'abaissera pas plus à choquer les préjugés qu'à les respecter, également indifférente aux éloges et aux blâmes de ceux qui ne sont pas ses amis ou ses intimes. Une modestie à laquelle la publicité est antipathique et qui est très consciencieuse — trop consciencieuse peut-être — dans le travail qu'elle entreprend. Une nature affectueuse, aimante. Un besoin de se dépenser, de se dévouer. La superbe volupté de s'humilier en même temps qu'un bel orgueil. Le sens de l'ordre mais la haine des détails. Un rare talent de compréhension sentimentale et spirituelle. L'amour du foyer. Une bonté sans ostentation. Une indulgence infinie.
Tels sont les traits caractéristiques de cette main, où Vénus est surtout maternelle, tendre et propice ; que Lune asservit presque entièrement à la vie contemplative et qu'Apollon égaie d'un optimisme esthétique. Avec les doigts coniques mi-lisses, mi-noueux, cela forme un curieux mélange d'idéalisme extrême et de bon sens pratique. Mme Marcelle Tinayre possède en plus (ainsi que l'indiquent ses lignes de tête et de cœur et ses rayures sur le Mont de Lune) la merveilleuse faculté d'échapper aux réalités, et de se créer sa propre vie secrète et riche qui n'est pas de ce monde.
(17-08-1926)
GEORGES COURTELINE
Main noueuse et essentiellement philosophique gouvernée par Mercure, Soleil et Lune, telle est la main de M. Georges Courteline. C'est un intellectuel à sensibilité très subtile, très nerveuse, très impressionnable. D'où conflit perpétuel entre l'intelligence souple ainsi que l'indique la ligne de tête fourchue et l'intuition sentimentale. Comme chez presque tous les humoristes, le Mont de Saturne est rayé et trahit un profond pessimisme intime. Rien n'est plus mélancolique que la gaieté de M. Courteline, si ce n'est la gaieté d'un autre homme d'esprit.
Les colères sont rares et sérieuses, les sympathies et les antipathies fort prononcées. Les doigts noueux disent l'esprit critique, l'analyse minutieuse, l'observation impitoyable, l'ordre et la méthode. L'imagination cependant est synthétique et se plaît à construire. Elle sait styliser le « type » dans la multiplicité informe des événements qui passent. L'auriculaire est très sensible au sens du ridicule et des proportions. Le pouce témoigne d'une volonté puissante, diplomatique, persévérante et d'une force consciente d'elle-même.
Nulle trace de vanité. Un orgueil réservé. Une timidité maîtrisée. Beaucoup de fantaisie sous une dignité extérieure. Une bonté immense et une prodigalité générale.
La première éducation est sévère. Néanmoins les opinions de M. Courteline évoluent et se recréent sans cesse, ce qui lui donne une jeunesse d'esprit éternelle. Rien de figé, d'arrêté, de sectaire dans cette main pleine de compréhension. La ligne de destinée prouve que la gloire de M. Courteline n'est due ni à la chance ni au hasard mais à son propre travail. On lit aussi chez lui du mysticisme. Un mysticisme large et un peu spécial, qui lui confère une religion très personnelle.
(17-10-1926)
MME DE NOAILLES
Notre collaboratrice Mme Maryse Choisy nous a donné un portrait de la main de Mme de Noailles.
Mme la comtesse de Noailles, à ce sujet, a bien voulu nous dire comment elle jugeait elle-même la perspicacité de notre collaboratrice.
Voici le portrait, suivi de sa critique :
Le trait caractéristique de cette petite main à grands projets marquée par l'ardeur de Vénus et l'ambition de Jupiter, est une vitalité inépuisable, un désir de boire à fortes lampées toute la vie. Elle « passionnalise » tout ce qu'elle voit. Au contact de Mme de Noailles, mêmes les mathématiques deviendraient passionnelles.
L'imagination est riche et se plaît dans la complication. La ligne de cœur est tourmentée et indique une sensibilité subtile, complexe, très exigeante dans ses affections, inquiète et orgueilleuse. Les ongles, à tendances triangulaires, trahissent une susceptibilité élégante.
L'angle du pouce dit le sens du rythme. Les sympathies et les antipathies sont fortes. La prodigalité embrasse une forme un peu spéciale. La volonté est diplomatique et galopante en même temps (bien que ces deux qualités semblent au premier abord s'exclure). Très féminine dans ses manifestations.
Le mont de Vénus révèle l'amour de la forme, la joie de vivre, une compréhension dionysiaque de l'existence, du bonheur et de la gaieté. L'insouciance est voulue.
Sous une simplicité extérieure, beaucoup de fantaisie et de complications.
Maryse Choisy
Et voici la spirituelle réponse de Mme la comtesse de Noailles :
Cher monsieur, si Mlle Choisy voulait ajouter à ce document qui révèle sa science très sûre et sa grande intuition la remarque indubitable, et dont je suis malheureusement bon juge, que les êtres qui ont une conception violente du bonheur l'ont aussi de la douleur, et que l'excès du caractère peut et doit s'établir dans la tristesse comme dans la joie, je ne verrais rien à reprendre dans cette page qui me frappe par sa justesse et sa divination savante. Je vous prie de croire, cher monsieur, à tous mes sentiments de sincère sympathie.
Comtesse de Noailles
samedi 12 mars 2016
Maryse Choisy, par Lucienne Delforge, et réciproquement
Voici un autre témoignage sur Maryse Choisy, dans un livre justement titré Témoignages (éditions de L’Élan, 1950).
Si l'auteur était à l'époque une célébrité internationale, elle est aujourd'hui fortement oubliée, si ce n'est par les historiens de la Collaboration et les biographes de Louis-Ferdinand Céline...
Lucienne Delforge (1909-1987) fut non seulement pianiste (élève de Vincent d'Indy), donnant en quelques années plus de quatre cents récitals à travers le monde, mais aussi conférencière et journaliste, écrivant des centaines d'articles de musique, de littérature et d'art. Elle fut aussi une grande sportive : nageuse, escrimeuse, alpiniste, capitaine de basket-ball... Notons enfin qu'elle fit des études de médecine où elle obtint quatre diplômes (chimie, physique, biologie et bactériologie).
Durant un an, en 1935-1936, elle est la maîtresse de Louis-Ferdinand Céline. Il existe quelques lettres, particulièrement émouvantes, de ce dernier à la jeune pianiste, dans lesquelles Céline l'appelle « petite fée du cristal des airs » (voir Louis-Ferdinand Céline, Lettres, Gallimard, 2009 et Lettres à des amies, in Cahiers Céline n°5, Gallimard, 1979).
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, elle collabore à la presse vichyssoise, donne quelques concerts à la Deutsches Haus, participe à la propagande, notamment par des conférences, par exemple celle sur « Wagner et la France », le 21 mai 1943, sous l'égide de la Société d'études germaniques... Elle rédige même pour le maréchal Pétain un rapport sur la place de la musique française dans l'Europe nouvelle.
A la Libération, Lucienne doit s'exiler au château de Sigmaringen, où elle retrouve Louis-Ferdinand. Elle y donne quelques concerts. A l'un d'eux, Lucien Rebatet fait scandale, en déclarant que Lucienne Delforge est une « pianiste musclée » qui « écrase dièses et bémols d'une poigne de boxeur ».
Autre anecdote : toujours aussi sportive, Lucienne aurait voulu entraîner, dans l'une de ses excursions en montagne, Lucette, la femme de Louis-Ferdinand, mais celui-ci ne l'aurait pas autorisée, craignant de voir sa femme précipitée dans un ravin par son ancienne maîtresse, qu'il croit jalouse...
Elle échappe à l'épuration, et Céline le signale, à sa manière, dans une lettre à Albert Paraz le 9 novembre 1948 : « Lucienne Delforge la pianiste, ô combien vendue ! et enculée — et donneuse se porte au mieux à Paris »...
Avant de découvrir le portrait de Maryse par Lucienne, lisons celui que Maryse fit de la pianiste dans Le Matin du 30 mai 1941 :
Du mysticisme dans les yeux, du sport plein les muscles, telle est la jeune pianiste de 26 ans qui symbolise le mieux la Française 1941.
Naturellement elle est née à Paris, synthèse de tous les terroirs. Lucienne Delforge est ainsi la synthèse de tous les types de femme que nous admirons. Mère de famille, quatre diplômes de médecine, capitaine de l'équipe mixte de basket-ball du Tennis-Club de France, championne de cross-country et d'auto, alpiniste, voyageuse et du style dans l'écriture. Et j'ai certainement oublié encore quelque violon d'Ingres.
Cette pianiste de classe internationale a fait le tour du monde. Ses concerts remportèrent un vif succès à Amsterdam, Budapest, Copenhague, Genève, Helsinki, Londres, Milan, New-York, Montréal, Oslo, Stockholm, Vienne.
Il ne reste plus à Paris que de la découvrir à son tour. Elle n'a donné dans son propre pays qu'un seul récital il y a deux ans, jour pour jour.
Nous la réentendrons avec joie ce soir salle Gaveau. Car l'universalité des dons sert surtout à donner plus de profondeur à son propre talent spécialisé. Sa grande culture, son mysticisme, la maîtrise qui vient du sport, donnent un sens plus humain et plus surhumain au jeu d'une technique si sûre de Lucienne Delforge.
Et voici enfin les pages (87-92) de Témoignages que Lucette consacre à Maryse :
Durant un an, en 1935-1936, elle est la maîtresse de Louis-Ferdinand Céline. Il existe quelques lettres, particulièrement émouvantes, de ce dernier à la jeune pianiste, dans lesquelles Céline l'appelle « petite fée du cristal des airs » (voir Louis-Ferdinand Céline, Lettres, Gallimard, 2009 et Lettres à des amies, in Cahiers Céline n°5, Gallimard, 1979).
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, elle collabore à la presse vichyssoise, donne quelques concerts à la Deutsches Haus, participe à la propagande, notamment par des conférences, par exemple celle sur « Wagner et la France », le 21 mai 1943, sous l'égide de la Société d'études germaniques... Elle rédige même pour le maréchal Pétain un rapport sur la place de la musique française dans l'Europe nouvelle.
A la Libération, Lucienne doit s'exiler au château de Sigmaringen, où elle retrouve Louis-Ferdinand. Elle y donne quelques concerts. A l'un d'eux, Lucien Rebatet fait scandale, en déclarant que Lucienne Delforge est une « pianiste musclée » qui « écrase dièses et bémols d'une poigne de boxeur ».
Autre anecdote : toujours aussi sportive, Lucienne aurait voulu entraîner, dans l'une de ses excursions en montagne, Lucette, la femme de Louis-Ferdinand, mais celui-ci ne l'aurait pas autorisée, craignant de voir sa femme précipitée dans un ravin par son ancienne maîtresse, qu'il croit jalouse...
Elle échappe à l'épuration, et Céline le signale, à sa manière, dans une lettre à Albert Paraz le 9 novembre 1948 : « Lucienne Delforge la pianiste, ô combien vendue ! et enculée — et donneuse se porte au mieux à Paris »...
Avant de découvrir le portrait de Maryse par Lucienne, lisons celui que Maryse fit de la pianiste dans Le Matin du 30 mai 1941 :
Du mysticisme dans les yeux, du sport plein les muscles, telle est la jeune pianiste de 26 ans qui symbolise le mieux la Française 1941.
Naturellement elle est née à Paris, synthèse de tous les terroirs. Lucienne Delforge est ainsi la synthèse de tous les types de femme que nous admirons. Mère de famille, quatre diplômes de médecine, capitaine de l'équipe mixte de basket-ball du Tennis-Club de France, championne de cross-country et d'auto, alpiniste, voyageuse et du style dans l'écriture. Et j'ai certainement oublié encore quelque violon d'Ingres.
Cette pianiste de classe internationale a fait le tour du monde. Ses concerts remportèrent un vif succès à Amsterdam, Budapest, Copenhague, Genève, Helsinki, Londres, Milan, New-York, Montréal, Oslo, Stockholm, Vienne.
Il ne reste plus à Paris que de la découvrir à son tour. Elle n'a donné dans son propre pays qu'un seul récital il y a deux ans, jour pour jour.
Nous la réentendrons avec joie ce soir salle Gaveau. Car l'universalité des dons sert surtout à donner plus de profondeur à son propre talent spécialisé. Sa grande culture, son mysticisme, la maîtrise qui vient du sport, donnent un sens plus humain et plus surhumain au jeu d'une technique si sûre de Lucienne Delforge.
Et voici enfin les pages (87-92) de Témoignages que Lucette consacre à Maryse :
MARYSE CHOISY
Le hasard, ou le destin, ou la Providence m'ont toujours favorisée, en me permettant de rencontrer, sur ma route, des individualités vraiment hors du commun, de celles qui laissent, dans la mémoire et dans le cœur, des traces profondes, de durables empreintes.
Mais, en pensant à Maryse Choisy, je constate qu'à une ou deux exceptions près, je n'ai pas rencontré de femmes dont le comportement moral, intellectuel ou social, épisodique ou habituel, ait le même aspect inattendu, la même valeur d'enseignement, la même rigueur d’expérience humaine, le même appareil de moyens évidents, la même puissance de suggestion et d’impression. C’est, sans doute, que les femmes, plus dociles, plus diplomates devant les nécessités de l’existence, plus souples et plus malléables, plus directement reliées à la réalité immédiate ou, simplement, plus raisonnables et raisonnées, savent mieux plier et se plier, tiennent davantage du roseau que du chêne et, plastiques avant tout, épousent plus exactement les contours de la vie, se colorent plus facilement de la couleur du temps. En un mot, qu’elles sont plus quotidiennes, au sens que prêtait à ce mot Jules Laforgue. Leurs armes, pour lutter dans le courant violent des jours, sont enveloppées, camouflées, déguisées, peintes en trompe-l'œil. Elles n'en sont, à mon sens, que plus solides et plus sûres que celles des hommes. Mais elles ne font pas éclater les cadres sous leurs coups. C’est plutôt un travail de sape intelligent et instinctif, continu et fluent, lent et pénétrant, alors que les hommes, incapables de longue patience contre eux-mêmes et les autres, se dressent, se cabrent et s’affirment par une impérieuse loi d’orgueil inné.
Cependant, de ces deux exceptions que j'ai dites, Maryse Choisy est la première et la plus nettement dessinée. J’ai commencé par ne connaître d’elle que sa réputation. Elle était assez surprenante. Elle s’exprimait, en effet, sans ambages. Ou tout bien, ou tout mal. Elle était pire, ou meilleure qu'une autre. Je n'avais encore rien lu qu'elle ait signé que, déjà, elle m'apparaissait telle que je la connaîtrais.
Il est utile de noter que la première œuvre de Maryse Choisy où je l’ai découverte littérairement, ce fut dans une vieille collection du Merle, où je fis connaissance, naguère, de la littérature contemporaine. Dans cet extraordinaire périodique, qui manque aujourd'hui à notre plaisir, Maryse Choisy a publié une série d' « interviews imaginaires », qui précédaient celles d’André Gide et qui, je crois bien, n’ont jamais été réunies en volume. C’était une promenade nocturne au milieu des livres et des hommes et, comme Maryse a toujours eu le sens le plus aigu de l'actualité des titres, elle avait orné ces fausses confidences d’un titre essentiellement « accrocheur ». Cela, si je ne me trompe, rappelant les immortelles Une heure avec… de Frédéric Lefèvre, s’intitulait : L'heure avec... Et je n'ai oublié ni celle avec Jean Cocteau, ni celle avec Montherlant, ni celle avec Valéry. En deux cents lignes, Maryse analysait les premiers d'aujourd'hui et quelques autres, les mettait à nu, révélant leurs tics, leurs tares, leurs manies et leurs vertus avec une magnifique impudeur. C'était, déjà, de la psychanalyse et, encore, de la philosophie. Si l’on publiait ces études aujourd’hui, on en comprendrait toute l’exactitude et toute la valeur démonstrative.
Puis, comme tout le monde, j'ai lu ses livres à succès de scandale ou de vente et l'un va rarement sans l’autre. Je laisse d'en parler à de plus qualifiés qu'une musicienne.
Ensuite, ce fut son écriture. L'écriture de Maryse est vraiment caractéristique. Elle s’apparente à celle de Pierre Louÿs. L’une et l’autre ont cet aspect fleuri, ces contours dessinés, où dominent les lys. Elles sont infiniment gracieuses, parcourues d'air, ouvertes à tous les souffles de l'inspiration, arrondies par la joie. D'une élégance raffinée, hautes et larges, uniquement déliées, elles sont voluptueuses et fraîches. Écritures d’artistes et d’artistes profonds, qui vivent et ne vivent que pour les nécessités de l’art. Mais la plus féminine est celle de Pierre Louÿs. Car l'écriture de Maryse est moins appliquée, plus rapide, plus élancée, plus forte. Elle a des emportements et des colères, des expressions viriles, des lignes plus vives, plus nettes, plus dures. Elle griffe le papier plus qu’elle ne le caresse. Elle dévore la page blanche et ne laisse rien au hasard, pas plus qu’à l’inutilité. Elle attaque et possède cette virginité que sa blancheur défend. Elle s'affirme, s'impose, éclate et ne retombe pas. Elle a l'éloquence et, parfois, la grandiloquence. Elle monte sans effort et marque comme un sceau. C'est une écriture d'homme aux instincts de femme. Mais, surtout, elle est traversée d’un immense, d’un intense et irrésistible besoin de lumière. Elle est, tout entière, Maryse.
Enfin, j’ai fait la connaissance de Maryse Choisy. Et je puis dire que, la sachant déjà comme je le savais, je n’ai pas été déçue. Avec ses cheveux trompeurs, ses yeux d'odalisque, sa voix presque de petite fille ou plutôt d’adolescente en proie à la femme, avec cet art qu’elle a de dire son amitié, son affection, sa tendresse, avec cette apparence de fragilité précieuse qui l’eût fait accepter à l'Hôtel de Rambouillet, avec sa délicatesse nuancée, son sourire séduisant et son besoin d’enthousiasme, Maryse n’est pas une énigme, mais un questionnaire.
Individualiste irréductible et toute emplie d’un vœu d'altruisme, les êtres qui l'approchent et l'entourent sont ses victimes heureuses. Elle ressemble à un scalpel qui serait un éventail.
Femme de lettres, elle connaît, de son métier, les nécessités, les lois, les disciplines et n'en néglige aucune. Artisan, ouvrier de l'écriture et de l'imprimé, elle n'abdique rien de ses obligations professionnelles. Elle mène sa carrière avec une rigueur et une science, avec une continuité dans l'effort qui tiennent de la fourmi et du rouleau compresseur. Elle se glisse, sinueuse, presque trop modeste, presque trop inaperçue, puis s'impose, s'affirme et prend toute la place. Elle convainc par la grâce, conquiert par la force et domine par la volonté. C'est un admirable spectacle.
Journaliste, chroniqueur, essayiste, romancière, directrice de revues, animatrice d'individus ou de groupes, toujours en avance d'une idée et à l'avant des idées, ardente, impétueuse, violente au fond d'elle-même, lisse et suave à l'extérieur, avec un prodigieux besoin de sympathie et une indifférence superlative malgré tout, un détachement de toutes contingences et un attachement véhément à toutes les réalités, Maryse Choisy est une femme comme je n'en connais point d'autre.
Je ne parlerai pas du poète, car ses poèmes parlent pour elle. Mais il faut que je dise ce qui fait sa grandeur.
Bourrée de réactions féminines et les plus aiguës, les plus acerbes, les plus dures, son cerveau d'homme la guide, la conduit, la dirige et l'affirme. En proie sans cesse aux complexités d'un tempérament double, elle a les pieds dans la terre et la tête au ciel. Elle semble vaporeuse, éthérée, sans consistance, mais elle est charnelle, réaliste, matérielle, efficace. Elle a parcouru un cycle très déterminé. Elle a connu, successivement, les hommes, puis l'homme, puis l'âme, puis Dieu. Elle est allée de tous les signes moins à tous les signes plus. Elle a parcouru toutes les routes où sa dualité l'entraînait. Elle a violenté son corps et son âme. Elle s'est arrêtée à tous les havres et les a tous quittés, pour atteindre au seul qui vaille et demeure intact. Cerveau philosophique et lyrique, tête bien faite, elle a suivi tous les chemins de la connaissance humaine et ne les a abandonnés qu'au seuil de la Connaissance divine. Elle est morte vingt fois et vingt fois ressuscitée.
Et, pour mieux connaître, plus exactement, plus intimement, plus totalement une seule chose, la seule chose qui importe, elle a tout connu. Avide de toutes les lumières elle a atteint la Lumière. Curieuse de toutes les grâces, elle a reçu la Grâce. Elle a combattu jusqu'à la victoire d'elle-même sur elle-même. Elle a triomphé. Elle a gagné sa vie.
Et cette irrésistible soif de clarté, qui s'exprime dans toute son œuvre par ses idées comme par son style, l'a plongée dans la lumière, la seule Lumière.
Inscription à :
Articles (Atom)