jeudi 10 mars 2016

« Féminité et psychologie », 1954



Voici l'article que Maryse Choisy proposa pour l'ouvrage collectif Conscience de la féminité, paru en juin 1954.
Remarquons qu'il reprend plusieurs passages de son livre Le Scandale de l'amour, paru en février de la même année (notamment tout le chapitre VII, « Le mythe des âmes sœurs ou des rapports homme-femme »). Ces passages sont eux-mêmes issus de son article « Phallocratie » paru dans sa revue Psyché n°32, juin 1949 (pp.450-490).

FÉMINITÉ ET PSYCHOLOGIE

   Dès que nous tentons d'isoler méthodiquement le phénomène de la féminité, un paradoxe nous guette. Le monde composé d'hommes et de femmes, vit d'après une norme masculine.
   Il est faux de parler à l'heure actuelle des grands succès de la femme sous prétexte qu'elle vote. Au contraire, nous évoluons sans doute dans le siècle le plus masculin connu jusqu'à ce jour, puisque l'impérialisme masculin a envahi la pensée des femmes elles-mêmes. Si une femme pense, elle pense « viril », parce qu'avant qu'elle eût commencé à se mêler aux activités intellectuelles, l'homme avait déjà établi le moule où devait se structurer toute idée. Sorti triomphant des guerres de la Renaissance, sûr de sa force, il s'estimait infaillible, — et il l'était peut-être dans certains domaines limités.
   De même que les armées victorieuses de Louis XIV portèrent partout Racine et Molière (indépendamment de leur valeur littéraire), ainsi l'homme, profiteur de la vitesse acquise dans la violence, mais aussi de l'amour, qui dans la mesure où il était plus passionné chez la femme, la soumettait davantage, l'homme imposa un monde de métal, de technique, d'abstraction et de logique à dimension unique. Même la définition de la féminité est une définition masculine. Ainsi pourrait-on soutenir que plus une femme se croit femme selon les normes traditionnelles et moins elle l'est.
   Dans ce vingtième siècle qui a vu Einstein s'installer avec la relativité dans les sciences dites exactes, Freud accorder une primauté à l'irrationnel dans le psychique, Louis de Broglie après avoir travaillé pendant vingt ans sur les hypothèses de Bohr et d'Heysenberg se demander soudain si les physiciens modernes n'avaient pas fait fausse route, toutes les valeurs sont repensées. Et alors on s'aperçoit que la définition de la féminité nous glisse entre les doigts.
   La psychologie a souvent appuyé ses observations sur la biologie, l'anatomie et la physiologie. Mais si je me tourne vers les animaux, j'observe qu'être femme, en dehors des heures d'amour et de maternité n'a aucun sens. La tigresse attaque avec la même verve griffue que le tigre. Aux moments neutres où elle ne dégage aucune odeur intéressante, le mâle n'hésite pas à se battre avec elle. Alverdes, qui a beaucoup étudié les anthropoïdes, mentionne que dans certaines collectivités de gorilles, le rôle de chef est parfois tenu par une guenon.
   Pour peu que nous nous adressions à l'endocrinologie, la distinction masculin-féminin se hérisse de nouveaux problèmes et nous sommes obligés de réviser nos conceptions sur la fixité des traits sexuels. L'excès d'hormones du même sexe provoque quelquefois l'apparition des caractères du sexe opposé. Si on injecte un extrait de folliculine à un mâle, on devrait s'attendre à une diminution de ses qualités viriles. Mais souvent le comportement masculin au contraire s'accentue en même temps qu'apparaissent des éléments féminins. En général l'excès d'hormones tend à produire la bisexualité. Le déclenchement dans un sens ou dans l'autre dépend de l'objet extérieur.
   Et alors nous nous apercevons que la conduite est dès le début influencée par le milieu. On s'est demandé s'il existait vraiment des impératifs biologiques sûrs dans ce domaine, quel droit Freud, par exemple, avait à prétendre que l'anatomie fût le destin, et si ce qu'on avait pris jusqu'ici pour des critères physiologiques n'étaient pas des interprétations culturelles brodées sur quelques phénomènes organiques, du reste mal connus encore.
   Aux États-Unis, l'école dite « culturaliste », donne la primauté à la culture sur la nature. Margaret Mead qui a étudié trois sociétés primitives avec tout l'impressionnant appareil statistique des anthropologues américains, estime que les attitudes et les croyances qui plongent leurs racines dans l'inconscient sont plus contraignantes que les lois. La soumission cultivée chez la femme depuis son enfance a plus d'effet que le code civil. Margaret Mead dénonce « le complot culturel derrière les relations humaines ». Ainsi chez les Arapesh de la Nouvelle-Guinée, tous, hommes et femmes, sont doux et féminins. Chez les Mundugumor, tous, hommes et femmes, sont agressifs et masculins. Chez les Tchambuli, les femmes ont un comportement masculin. Elles gagnent la vie du couple et demandent les hommes en mariage. Les hommes font des ouvrages de dames et sont timides comme une fillette de 1830.
   Agressivité, courage, activité, passivité, tendresse que nous sommes habitués à ranger parmi les vertus viriles ou féminines, apparaissent aussi interchangeables que coutumes et costumes. Le conditionnement social a le pas sur l'hérédité, la race, le sexe, l'alimentation et même le climat.
   Que nous considérions la biologie ou l'anthropologie, nous devrons avouer qu'hommes et femmes sont plus riches que nous n'osions les rêver. Les enfants donneront toujours raison et tort à tous les éducateurs.
   Ainsi au cours de cette époque de transition qui est la nôtre, la femme oscille. En elle sommeillent les deux tendances. Elle peut donner le coup de pouce qui favorisera le masculin ou le féminin. Le drame n'est pas d'être trop homme ou trop femme. Le drame est dans l'embarras du choix.
   Choisir, c'est tuer tout ce qu'on n'a pas choisi. Que tuer ? Que porter à la vie ? Psychologiquement la femme se sent infiniment plastique. Elle est ouverte à tous les possibles. Seulement elle ignore ce qu'on exige d'elle. Elle est en équilibre instable entre deux idéologies. Elle commence à se soupçonner différente de sa mythologie et cependant elle n'ose pas encore s'éloigner du modèle féminin tracé par l'homme. Souvent celles qui réussissent leur vie sont celles qui paraissent par rapport aux normes conservatrices le moins féminines.
   Nous sommes ici au cœur du paradoxe. Chaque jour nous le déchiffrons dans les névroses des femmes qui doivent adapter leur psyché aux normes culturelles de la société à sens unique imposée par les hommes, élaborée par l'Europe occidentale depuis la Renaissance. On leur demande au bureau, à l'université, de participer à la pensée matérialiste, à la rigueur mathématique, aux techniques d'airain développées le long d'une ligne d'évolution purement masculine. Mais au foyer, le soir, on les veut passives et intuitives, comme si elles n'avaient pas accompli les mêmes huit heures (ou plus) de travail sans imagination.
   Il me paraît insuffisant d'étudier la psychologie de la féminité dans une perspective individuelle. Les données culturelles elles-mêmes sont inscrites dans les mœurs et les traditions. Le problème se pose ici jusqu'à un certain point dans les mêmes termes que le problème racial. On pourrait, je crois, caractériser notre époque par cette formule : la claustrophobie de la chair. On la décèle chez l'enfant, chez les hommes de couleur autant que chez la femme.
   L'individu a pris conscience de ses barrières biologiques. Il refuse une discrimination basée sur l'anatomie, l'hérédité ou la physiologie. Il n'admet plus qu'une hiérarchie de mérite.
   De toute façon l'évolution qui se dessine est lente. Il faut tâcher de voir ce mouvement dans la durée. Nous sommes aujourd'hui au stade de la révolte. Mais quand le temps du ressentiment sera échu, peut-on espérer le temps de l'acceptation ?
   Le psychologue essaie de dépasser l'anatomie et la couleur de la peau pour adapter l'individu à sa fonction dans le groupe.
   Au premier abord c'est Adler avec son intégration du social et sa recherche du style de vie par rapport à un groupe donné, qui serre le plus près les besoins psychiques de la femme moderne.
   Mais nous aboutissons là à une solution purement existentielle, qui néglige à dessein la dynamique de la féminité. Sans doute par définition le psychologue ignore-t-il l'essence. Existe-t-il une métaphysique du masculin et du féminin ? Il ne nous appartient pas d'en discuter. Si toutefois nous voulons trouver une définition de la féminité qui tienne compte des motivations les plus profondes, nous devons nous pencher sur les mythes qui ont nourri pendant des millénaires notre inconscient collectif.

   Encore faudra-t-il, pour ne pas tomber dans l'anarchie et le scepticisme de l'école culturaliste américaine, que nous nous limitions à un lieu et à une civilisation donnés. Ce qui est vrai pour les Mundugumors ne le sera pas pour les Hindous des Himalayas. Quelles sont par exemple les traditions de la féminité pour une Européenne catholique ?
   Peut-être Jung approche-t-il davantage ici de la réalité intérieure. Ses archétypes représentent une tendance permanente de l'imagination affective. On connaît sa conception de l'animus et de l'anima.
   L'animus
est la masculinité inconsciente de la femme. Ce psychisme autonome crée une mentalité agressive et empêche souvent l'évolution de la femme dans sa voie naturelle. Pourtant, c'est le lien qui unit la femme au monde de l'esprit. Sans sa composante masculine, pense Jung, elle ne serait qu'une femelle inerte. L'animus la pousse à devenir consciente. Jung voit dans l'animus l'un des grands problèmes de la femme moderne.
   Au cours d'un traitement analytique réussi, l'animus se transforme. Son aspect inquiétant et destructeur se mue en élément positif et créateur. Il devient le guide intérieur. En amour l'animus est projeté sur l'homme élu. Jung admet toutefois que l'imago du père ou du frère peut contribuer à renforcer l'apport de l'inconscient collectif.
   L'anima
est au pôle opposé de la masculinité consciente de l'homme : c'est sa féminité inconsciente. Elle incarne l'émotivité de l'homme. L'équilibre du psychisme entier dépend de la répartition harmonieuse des éléments masculins et féminins. Au stade inconscient l'anima crée des caprices qui s'opposent aux intentions conscientes. Mais elle est aussi la muse du poète, l'inspiratrice de l'artiste. C'est l'élément irrationnel qui permet à l'homme d'évoluer. L'anima doit devenir consciente et s'intégrer au cours d'une analyse réussie. L'homme la projette sur la femme aimée.
   A la limite cette notion jungienne traduit sur le plan psychique la bisexualité des biologistes et le conflit entre les sexes sur lequel les Freudiens ont mis l'accent.
   Quand la petite fille remarque qu'il lui manque quelque chose que possède son frère, dit Freud, elle se sent victime d'une injustice. Elle est frustrée. Elle est secrètement jalouse. L'épouse qui envie le principe viril ne saura cultiver ni la masculinité de ses fils, ni la féminité de ses filles. Elle mettra des culottes à pont aux garçons. Elle dira à ses filles que les hommes sont égoïstes. Toute la structure familiale sera déviée quand la femme n'est pas totalement femme, quand le mari n'est pas totalement homme.
   Mais beaucoup d'élèves de Freud, et notamment Karen Horney, ont montré qu'à l'envie d'être comme son frère chez la petite fille correspond chez l'homme le désir d'enfanter. Et il est un point en tout cas sur lequel tous les psychanalystes seront d'accord, c'est qu'au cours du traitement, chez les hommes comme chez les femmes, une des dernières difficultés à liquider, est l'intense jalousie — on peut même parler de rivalité — qu'un sexe éprouve vis-à-vis de l'autre.
   Aussi les Freudiens pourraient-ils rétorquer avec raison aux Jungiens que l'animus et l'anima ne sont pas des archétypes proprement dits, mais simplement une hypostase psychologique du désir inconscient chez la petite fille d'être comme son frère et chez le petit garçon de mettre au monde des enfants comme la mère. L'animus et l'anima ne seraient donc en fin de compte que le refus d'accepter la fonction de femme ou d'homme.
   Tout de même Jung n'a rien inventé ici. Les notions d'animus et d'anima traînent dans la Gnose et dans toutes les traditions ésotériques. Jung n'a fait que constater la régulation psychologique, le dynamisme de leurs images pulsionnelles et leur rôle dans la constante du comportement.
   La psychologie des profondeurs doit toujours rester attentive devant le matériel puisé dans les mythes. Les initiations antiques sont des prises de conscience concrètes de certains éléments de l'inconscient collectif.
   Mais si on fouille davantage dans les grimoires de la littérature occulte, on s'aperçoit alors que ce concept de l'âme masculine chez la femme et de l'âme féminine chez l'homme est lui-même une déviation — une inversion pourrait-on dire — d'un mythe alchimique infiniment plus ancien : le mariage de l'esprit et de la matière symbolisé par Ouranos et Gêa (le ciel qui fertilise la terre) par le sauveur qui s'incarne dans la terre noire vierge, par la notion indienne de Pouroucha (le spectateur qui anime) et de Prakriti (la nature), par l'homme et par la femme enfin dans la situation amoureuse.
   On retrouve l'écho de cet héritage culturel dans une étude moderne comme celle du R.P. Ong s. j (1) par exemple, où toute la valeur est mise sur un christianisme sexué. En considérant Marie comme « l'exaltation du principe matériel et passif de l'existence humaine », il rappelle la remarque de Newman : les hérésies qui s'attaquent à Marie doivent vraisemblablement se consommer en affirmant que la matière est mauvaise.
   Les symbolismes de Dante et de Béatrice, écrit le P. Ong (p. 156) « ne doivent pas obscurcir les conceptions encore valables liées aux vieux cultes de la terre et se retrouvant dans l’Écriture elle-même : c'est la conception qui voit dans la femme le contraire de l'abstrait, le symbole du corps plutôt que celui de l'esprit ; la nature humaine (c'est-à-dire nous tous et pas seulement la femme) sous son aspect matériel et passif... capable de toutes les adaptations — comme la matière elle-même... — et pourtant quand elle s'adapte c'est de cette façon aimable qui lui est propre et avec une telle souplesse qu'elle devient par là celle qui oppose la résistance la plus efficace à tout changement dans ce milieu même où elle vit. Bien des hommes ont entrepris d'imposer leur autorité à une femme et avec succès ; mais ils n'en ont jamais fait ce qu'ils se proposaient d'en faire et ne s'en sont jamais tirés sans avoir eux-mêmes à changer... »
   Toutefois quand le P. Ong observe que (p. 155) « Les relations entre la femme et le monde de l'idéal existent surtout en fonction d'une mentalité d'homme. C'est Dante et non Béatrice qui a écrit le poème », on comprend brusquement comment est née l'inversion âme-masculine-dans-un-corps-féminin et âme-féminine-dans-un-corps-masculin.
   En tant que catholique je ne vois aucun inconvénient au fait que la féminité soit engagée dans la matière, puisque la matière est bonne, puisque la matière a été exaltée par l'Incarnation. Pour une Freudienne, il est naturel d'accepter la notion de la femme-matière passive infiniment plastique et de l'homme informant et spiritualisant la matière. C'est là une situation d'amour, la situation essentielle du couple.
   Mais si j'étends cette érotisation aux rapports sociaux, si je l'étends au plan des symboles, force m'est de conclure que c'est Béatrice le fécondateur et Dante le fécondé et donc le féminin. La clinique ne fera que confirmer cette observation. Le métier de poète et d'artiste est par essence un métier de mère qui porte un enfant. Le fécondateur, l'homme est celui qui l'inspire d'un mot, d'un geste, d'une attitude. Le « Je prends mon bien où je le trouve » de Molière est un mot de femme qui attend le choc du monde extérieur pour être elle-même. Il y a de la féminité chez Racine, chez Musset, même chez Goethe, même chez Shakespeare. Et que d'homosexuels, depuis Verlaine à Gide dans les milieux littéraires.
   C'est là où on a l'impression que l'homme, aussi jaloux de la capacité d'enfanter de la femme que la femme l'est de sa puissance virile, a quelque peu triché avec sa propre logique.
   Au lieu d'admettre que sa faculté créatrice dans le domaine culturel fût une surcompensation à son envie d'enfanter, et se manifestât par là comme un trait féminin, il renversa la notion alchimique première calquée sur une situation amoureuse et aboutit à la doctrine jungienne de l'animus-anima. Quand la femme crée, elle est homme. Tout ce qui est bien est masculin.
   De même la théorie de la bisexualité a servi à Freud pour escamoter avec galanterie le mépris où il tenait la féminité.
   « Chaque fois, écrit-il, qu'une comparaison fut faite qui semblait défavorable à leur sexe, les dames pouvaient exprimer le soupçon que nous, analystes, hommes, n'avions pu dépasser certains préjugés profondément enracinés contre le féminin et que notre observation souffrait d'un manque d'objectivité. D'autre part en nous basant sur la théorie de la bisexualité il nous était facile d'éviter l'impolitesse. Nous n'avions qu'à dire : « ceci ne s'applique pas à vous. Vous êtes une exception. Dans ce cas vous êtes plus masculine que féminine. » (2)
   Ne reconnaissez-vous pas dans ce courtois : « Vous êtes une exception », le traditionnel « Vous ne ressemblez pas à un Juif » de l'antisémite ?
   Ainsi, que nous cherchions aux sources mythiques, dans la psychologie freudienne ou dans la théorie jungienne de l'animus-anima qui paraît plus spiritualiste, mais qui ne l'est guère, nous trouverons toujours la même définition de la féminité dans la situation sexuelle du couple : passivité, plasticité de la matière en attente de celui qui l'informera, la fécondera, la spiritualisera, don de sa matière dans la maternité, destruction d'elle-même, amour total.
   La femme est bâtie pour être oblation offerte aux autres. L'homme tient ses droits de l'amour même de la femme. Mais dans une civilisation purement masculine, l'amour se trouve dévalorisé comme une faiblesse. Le couple est à la base de toutes les nobles réalisations culturelles : les rapports mystiques avec Dieu, les chefs d'œuvres de l'art et, dans une certaine mesure l'équipe scientifique elle-même. Chaque fois qu'il y a création, il y a symbolisme de l'enfantement et il y a couple. Il faut bien que dans le couple quelqu'un se sacrifie pour nourrir de sa propre chair l'enfant qui naîtra. L'honneur de souffrir semble dévolu à la femme. Elle n'est totalement elle-même que dans ce rapport affectif.
   On voit maintenant le conflit qui s'est installé entre l'archétype de la féminité (au moins dans l'Occident catholique) et le monde d'hommes actuels, où les tendances psychologiques de dépasser le biologique en faveur du social exigent que les rapports humains perdent leur érotisation.
   On peut concevoir évidemment un modus vivendi où la femme serait très féminine avec l'être aimé et asexuée ou même masculine dans sa vie professionnelle. C'est l'idéal auquel tendent les meilleures de nos contemporaines, et que très peu arrivent à atteindre. C'est une vue théorique difficile à adapter à la réalité quotidienne.
   D'abord la clinique psychanalytique nous a enseigné que le rapport affectif est le rapport par excellence envers l'autre. La conduite est une expression globale de la personne. Il est malaisé de la scinder brutalement.
   Mais surtout la femme est plus orientée vers l'autre que l'homme. Même en notre siècle de fourmis travailleuses, d'ambitions et de carrières brillamment réussies, l'amour reste pour la femme la grande affaire de sa vie. Le mot de Madame de Staël est aussi vrai aujourd'hui qu'au siècle dernier : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur. » Et encore Madame de Staël passait pour masculine. Je connais beaucoup de jeunes femmes aux métiers triomphants dont on imagine qu'elles sont les reines de Paris et qui ont pleuré sur mon épaule un chagrin d'amour. Je connais beaucoup moins d'hommes dans cette situation.
   D'autre part la femme ne peut vivre totalement son archétype de la féminité dans la société uniquement masculine de nos jours. A moins d'être une sainte, elle mourrait dans cette dure compétition. Le monde actuel n'est pas prêt encore pour des conduites oblatives. Le problème ici dépasse la psychologie de la féminité. Bien sûr, la douleur ne saurait être un but. Mais elle est parfois le plus court chemin à la Joie de la création. Encore faut-il que le dialogue soit possible.
   Je pourrais dire ici ce que j'ai écrit jadis de Gandhi. Tout le dynamisme de la doctrine de la non-violence vient de ce qu'elle réussit à liquider totalement le sentiment de culpabilité chez le non-violent, tandis qu'elle actualise simultanément dans la même proportion la culpabilité chez l'adversaire. Cette mauvaise conscience de l'autre le rend plus vulnérable. Dans la mesure toutefois où le non-violent agit par amour, non seulement il a porté la culpabilité de l'autre à sa conscience, mais il la lui a fait accepter. Car au moment où elle se découvre, elle se sent déjà pardonnée par le non-violent. Dans ce dialogue il y a donc un triple mouvement dialectique de réactions contraires. Le non-violent s'exalte. Le violent s'attendrit. Et le non-violent l'élève avec lui. Mais s'il veut réussir, le non-violent doit trouver une résonance à son sacrifice dans la collectivité.
   Ainsi la femme ne peut se réaliser que dans une société qui reflètera l'image du couple et où la psychologie féminine sera représentée au même degré que la psychologie masculine. Il ne s'agit ni de patriarcat ni de matriarcat, mais d'une société fondée sur le couple, d'une société féconde et créatrice. Peut-être sera-ce la société de demain ? Peut-être qu'au sommet de la puissance virile germera et jaillira le principe féminin ?
   Peut-on s'évader des normes biologiques, culturelles et archétypiques à la fois ? Pouvons-nous diriger notre liberté ?
   Dans ce cas le choix se présentera entre l'uniformisation et la complémentarité. L'uniformisation est une impasse où le phylum humain s'évanouirait. Si nous voulons dépasser les limitations biologiques et culturelles dans une unification finale vers l'ultra-humain, il nous faut insister au contraire sur une surconcentration individuelle. Dans le couple, plus deux êtres s'aiment et plus ils développent leurs qualités de personne pour plaire à l'autre. On ne saurait donc imaginer pour l'humanité future qu'une intégration de complémentarités en ce que le R.P. Teilhard de Chardin a nommé une dyade affective.
   Allons-nous au milieu des lois de tungstène et d'airain et de logique à dimension unique trouver une place pour l'intuitif, l'irrationnel et l'amoureux ? Allons-nous vraiment spiritualiser le cœur de la matière dans la société unitive de demain ?
   Ou bien uniformiserons-nous hommes et femmes dans une termitière sans dépassement ?
   On peut également concevoir des complémentarités différentes et qui varient avec chaque cas d'espèce.
   Enfin, si nous nous adressons aux traditions archétypiques la notion de la femme matière passive et de l'homme informant, fécondant, spiritualisant, ou bien encore la doctrine de l'animus-anima ne sont pas les seuls mythes. La situation classique Dante-Béatrice a exercé un pouvoir non moins important sur l'imagination affective. Ici (contrairement au retournement quelque peu paradoxal que j'ai esquissé plus haut en partant de la position conservatrice du P. Ong) Dante est bien l'homme, le créateur, et Béatrice la femme, l'inspiratrice, l'idéal intouchable et possède les qualités essentiellement féminines de dévouement, d'abnégation. Ce mythe a, lui aussi, sa base culturelle et même, comme je l'ai montré ailleurs, sa base biologique.
   Le monde animal nous enseigne que le mâle entre en rut seulement après avoir perçu l'odeur de la femelle. Ce fait semble admis aujourd'hui par la plupart des zoologues. C'est sur lui que je base mon hypothèse.
   Ainsi par rapport à l'activité mâle, la sexualité de la femelle joue le rôle inducteur. Aux chasses mensuelles, semestrielles, ou annuelles, semble correspondre quelque rythme cosmique. Mais c'est la femme qui l'incarne et le transmet la première. Le rut du mâle est une réponse à une stimulation. Réponse quelquefois agressive, et nous savons que, de part et d'autre, elle implique le sacrifice. Pour enfanter, les deux partenaires doivent risquer la mort. Le même danger se présente sur le plan de l'action et sur le plan des idées. Toute œuvre, toute création sont des enfants faits avec la substance de l'homme ET de la femme. Il ne s'agit pas d'image de rhétorique. C'est toute la sublimation qui est en jeu. A la limite cette loi s'applique même au monde surnaturel. Chaque fois qu'un mystique s'unit à Dieu il faut que l'homme meure dans l'homme. Mais pour créer la vie éternelle, Dieu aussi se sacrifie et Jésus meurt sur la Croix.
   La femme en contact direct avec les rythmes cosmiques, est avant tout une inspiratrice.
   Les poètes, sans doute à cause de leur caractère androgyne, eurent ici une intuition plus juste que les psychologues. Dante et Goethe ont saisi « l'éternel féminin ». Béatrice représente cette sublimation du rôle inducteur joué par la femme dans la sexualité. Les Muses aussi sont femmes. Il serait vain de nier leur pouvoir civilisateur dans la croissance de l'humanité. Si Freud a pu écrire que les femmes sont moins capables de sublimation et de culture, c'est parce qu'il n'a pas médité dans un pays où depuis la ruelle littéraire de la marquise de Rambouillet et des Précieuses qui ont policé notre langue jusqu'au salon de Madame Récamier, les maîtresses de maison ont toujours joué les Diotimes pour nos Socrates et ont su découvrir nos génies. Une nation n'a de rayonnement intellectuel que si elle possède des salons et pour les salons il faut une inspiratrice. La civilisation française est peut-être la seule qui ait uni les normes masculines et les normes féminines, parce que, bien que d'autres peuples aient eu le couple pour cellule initiale, elle est la seule qui ait eu le temps de s'épanouir avant la Renaissance. La préfigure de Marie se trouve déjà dans la Vierge-qui-doit-enfanter, adorée par les Gaulois à Carnutum (Chartres). N'oublions pas que la plus grande époque réflexive et artistique de la France n'est pas le siècle de Louis XIV, comme on l'imagine trop souvent, mais le temps des cathédrales. Dès le serment de Strasbourg, la France avait établi sa constante nationale. Les mères chez nous dégénèrent quelquefois en « genitrix » castratrices et c'est la caricature d'une vertu. S. Louis n'entrait pas dans le lit de son épouse sans la permission de Blanche de Castille. On ne saurait écrire la biographie d'un grand homme français sans parler des femmes qui l'ont inspiré. Même Napoléon n'échappe pas à cette règle. Et il dit à Madame Laetitia : « Vivez longtemps. Après votre mort je n'aurai que des inférieurs ».
   A l'époque particulièrement virile et agressive de la chevalerie une grande dame présidait une cour d'amour et jugeait les procès du cœur. C'est la source de tous les raffinements psychologiques des salons. Laure de Noves ne fut pas l'unique muse du Vaucluse. Enfin n'oublions pas que Jeanne d'Arc n'est pas une figure de matriarcat, mais une vierge très féminine ou, à la rigueur, androgyne comme tous les génies. Peut-être sont-ils des génies précisément à cause de leur intensité passionnelle, de leur riche vie ? Jeanne d'Arc est un exemple pur d'intuition féminine. Elle est inspirée. Elle entend des voix. Elle reconnaît le Dauphin déguisé qu'elle n'a jamais vu. Elle gagne des batailles contre toutes les règles stratégiques établies par des généraux objectifs. L'homme raisonne sur des abstractions. La femme est authentiquement en contact avec la vie directe.
   Après la Renaissance, l'homme gagne sur toute la ligne industrielle qui mène au machinisme. La France continue sa tradition masculine-féminine par vitesse acquise. La cour est encore influencée par les femmes. Même Louis XIV se lève devant une femme de chambre, uniquement parce qu'elle est femme, et demande conseil à Madame de Maintenon. Mais déjà Descartes, par un mécanisme de défense contre l'angoisse, chasse l'irrationnel de la pensée nationale et établit des normes masculines pour trois siècles. La culture française = raison cartésienne + voix de Jeanne d'Arc. Si la femme perd en France elle perd définitivement sa partie, car il n'est pas d'autre culture au monde où elle puisse retrouver sa ligne essentielle et se rattacher à une tradition féminine authentique. L'esprit français né du mariage du masculin et du féminin est par ce dosage androgyne mieux armé pour sauver la personnalité humaine du danger qui la menace aujourd'hui.
   Mais compte tenu des différences de dons personnels et d'époques, sans doute est-il indifférent que Béatrice soit bonne cuisinière (Madame Récamier ne faisait pas les travaux de ménage et on n'attelle pas de pur-sang à une charrue) ou qu'elle soit députée, qu'elle ait des peaux d'âne, qu'elle dirige une banque, qu'elle plaide à la Cour, qu'elle démontre les théorèmes, qu'elle torche les gosses, ou qu'elle ne fasse rien. Sa force authentique est indépendante de ces harmoniques professionnelles ou actuelles. Il s'agit plutôt d'un comportement d'essence qui peut se réaliser au sein de n'importe quel cadre. L'intelligence n'a jamais nui à l'intuition. Si toutefois la femme n'est pas l'intermédiaire entre l'homme et les rythmes du monde elle trahit sa vocation.
J'ai tenté d'analyser tous les aspects psychologiques sous lesquels on a vu la féminité jusqu'ici. Mais il m'est difficile de conclure, car j'ignore dans quelle dialectique nouvelle seront dépassées les contradictions femme-matière, femme-idéal, femme-dans-le-monde-des-hommes.
   Ce qui me paraît certain c'est que le paradoxe actuel des rapports homme-femme n'est pas définitif. Quel sera après ces approches successives ou simultanées le couple idéal de nos petits enfants ? Demain nous le dira.
   Le drame psychologique de la femme d'aujourd'hui est le drame d'une époque de transition.
Maryse Choisy
   (1) R. P. ONG, s. j. La dame et l'enjeu (Psyché, n° 77-78).
   (2) FREUD : The psychology of women, pp. 149-150.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire